Entretien avec Bruno Decharme par Paula Aisemberg
Comment s’est constitué cet ensemble de photographies et d’où t’est venue l’idée d’en proposer une exposition ?
Ce corpus a pris forme avec le temps, au même titre que les autres acquisitions de la collection. J’ai acquis ces photos au hasard, sans vraiment penser à un ensemble organisé. L’an dernier, avec un ami passionné de photos amateurs, nous avons eu l’idée d’organiser une exposition qui montrerait des photos amateurs au côté de photos « brutes ». Cette envie était le résultat de conversations que nous avions sur le thème des œuvres populaires, autodidactes, etc. De mon point de vue, le critère autodidacte, même s’il rompt avec la norme des « arts savants », ne garantit pas la « haute créativité » qu’on trouve dans l’art brut ; le dialogue pouvait donc être intéressant.
Je n’ai pas vu cette exposition.
Elle n’a effectivement jamais eu lieu. Mais cela m’a permis de me plonger dans ma collection de photographies pour l’enrichir, la compléter. En observant les fonds d’autres collections d’art brut, je me suis aperçu que les photos y sont présentes mais de façon à la fois isolée et peu représentative de la richesse du corpus – on n’y trouve le plus souvent que quelques artistes. Plus étonnant encore, des collections historiques, comme par exemple celle de la Collection de l’Art Brut constituée par Jean Dubuffet, n’en comptent que quelques-unes.
Pourquoi, d’après toi ?
Difficile de répondre à cette question. Selon Céline Delavaux[1], l’enjeu de l’invention du concept d’art brut réside dans la mise en question de la définition même de l’art, de ce qu’on appelait alors « les beaux-arts ». Dans cette perspective, Jean Dubuffet a préféré collectionner des œuvres dont les médiums étaient classiques – dessin, peinture, sculpture –, contrastant avec ce que l’on voyait traditionnellement exposé sous ces noms, et, en même temps, plus déroutants (broderie ou liège sculpté, par exemple). Pendant sa période de collecte, de 1945 à la fin des années 1960, la photographie cherchait encore sa légitimation pour accéder au rang des beaux-arts : elle n’était donc pas visée par l’offensive « anti-académique » de l’inventeur de l’art brut.
Finalement, ta collection de photographies va être présentée aux Rencontres de la photographie d’Arles en 2019 puis en 2020 à l’American Folk Art Museum de New York.
Sam Stourdzé, le directeur des Rencontres, avait depuis longtemps l’envie de présenter une exposition de photos d’art brut. Le corpus de ma collection étant conséquent, je le lui ai présenté et il a immédiatement proposé de le montrer à Arles en 2019. Puis j’en ai parlé à Valérie Rousseau, conservatrice pour l’art brut et l’art autodidacte à l’American Folk Art Museum qui s’est tout de suite associée au projet. C’était sans doute le bon moment, puisqu’une telle exposition n’avait jamais été organisée, hormis une aux États-Unis, mais qui était plutôt axée sur les photos populaires et vernaculaires[2]. Ma collection, comme toutes les collections, ne regroupe évidemment pas l’intégralité des artistes (à mon grand désespoir !), j’ai donc eu envie d’en inviter d’autres, privées ou institutionnelles, à m’accompagner, pour enrichir ce territoire artistique mais aussi comme signe amical envers d’autres collectionneurs d’art brut.
D’où le sous-titre « Collection Bruno Decharme & compagnie » ?
Oui, c’est un clin d’œil à la Compagnie de l’Art brut fondée par Dubuffet au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
J’aimerais qu’on aborde la question de la définition. Qu’est-ce que ces photos dites brutes ont de particulier ?
Dès qu’on se base uniquement sur des définitions, il y a toujours quelqu’un pour trouver le contre-exemple qui met à mal les critères. Je répondrai donc sur plusieurs plans. Puisque ta question concerne la définition de l’art brut appliquée à la photographie, on pourrait dire que les photos brutes réunissent des prises de vue, des tirages, des photomontages, des photocollages, réalisés par des auteurs étrangers au monde de l’art et aux circuits artistiques conventionnels, dans un cadre asilaire ou dans la solitude et la marginalité des villes comme des campagnes. Cette définition sociologique trace les limites d’un territoire d’exploration. Mais la spécificité de l’art brut se joue aussi ailleurs, et c’est cet ailleurs qui m’intéresse. L’art brut me passionne parce qu’il regroupe des artistes dont les productions vont bien au-delà des définitions de l’art dans son acception occidentale. Beaucoup d’entre eux sont des visionnaires, souvent des mystiques, des bricoleurs de « génie ». Ils ignorent les codes et catégories esthétiques et, ce faisant, ébranlent nos façons de penser ; chacun à sa façon nous en propose une autre qui nous oblige à revoir/déplacer notre rapport au monde. Un autre savoir y est en jeu.
Il semble que ces créateurs de photos brutes optent souvent pour des techniques et des inspirations à la fois variées, inattendues, originales, peu académiques. Peux-tu nous en dire plus ?
Une partie des créateurs font de la photographie telle qu’on l’entend usuellement. Ce sont souvent des autoportraits, comme ceux de Marcel Bascoulard, Lee Godie, Luboš Plný, Marian Henel ou celui qu’on surnomme Zorro pour ne citer qu’eux, mais on rencontre aussi les photos de Albert Moser ou de Miroslav Tichý qui sont des « captations » du monde qui les entoure. Beaucoup d’autres utilisent des photos trouvées dans les magazines comme support à leur imaginaire. Ils découpent, digèrent/assimilent, s’approprient ces images d’actualité ou publicitaires – c’est le cas d’Adolf Wölfli, Charles Dellschau, Karel Forman, Milton Schwartz, Ilmari Salminen ou Fumihiro Endo. Certains s’en servent de source plus ou moins camouflée, comme Henry Darger, Leopold Strobl, Paul Humphrey, ou encore comme Dominique Théate ou Curzio Di Giovanni qui s’en inspirent pour créer des dessins. Parfois, ces photos de magazines deviennent la matière première d’objets : Kasuo Handa découpait de fines lamelles de papier dans des revues pornographiques puis les enroulait sur elles-mêmes, il en faisait des petits tubes qu’il enfilait les uns dans les autres pour fabriquer des fume-cigarettes. On trouve enfin les photographies des « projections mentales » de Ted Serios ou celles de F., et encore ces photos spirites qui démontrent notre obsession de capter les manifestions de l’au-delà et des âmes tourmentées.
On entend souvent dire que ces auteurs de l’art brut seraient mus par une impérieuse nécessité. Il me semble qu’il y a là un faux débat. Tous les artistes, les « vrais », sont animés par la fièvre de créer, ne penses-tu pas ?
Je partage ton point de vue. Ce n’est pas tant l’impérieuse nécessité de création qui fait la différence – qui pourrait d’ailleurs la mesurer ? –, c’est la spécificité du regard qu’ils portent sur le monde. La plupart des artistes nourris de culture artistique ont des préoccupations esthétiques – au sens le plus large du terme –, alors que les créateurs de l’art brut opèrent sur le mode de la représentation mentale sans intention de fabriquer de l’art. Leurs œuvres sont comme des partitions jouées sur une scène parallèle, dans un autre temps, qu’on pourrait appeler mythologique.
J’aimerais qu’on revienne sur le mot « bricolage » que tu as employé et qui me parle.
Mais pas n’importe quel bricolage ! Un bricolage hautement inventif. Certains ont créé leurs propres appareils photographiques, ont mis au point leur propre méthode de tirage. L’imperfection qui en ressort, parfois à la limite de l’abstraction comme les photos de Miroslav Tichý, produit un supplément d’émotion et d’inventivité. Nombre de collages offrent une liberté inédite, comme ces images intrigantes de Jesuys Crystiano ou ces surprenants photomontages de martyres qui datent de la fin du xixe siècle, ou encore les œuvres de Luboš Plný, qui fait de son corps un terrain d’exploration cartographique, et les photomontages d’Alexandre Lobanov. Des techniques originales, comme celles de Leopold Strobl ou de Elke Tangeten, donnent accès à d’autres lectures du monde. La plupart de ces artistes ne se préoccupent pas de faire du beau (quel que soit ce qu’on met sous ce mot) mais rendent compte d’une vision. Celle de Horst Ademeit, par exemple, fait voler en éclat ce qui distingue la science des croyances. La démarche de Zdeněk Košek part du constat suivant : « Si je n’essayais pas de résoudre tous les problèmes de l’humanité, qui d’autre le ferait ? » Il tente donc de les résoudre en notant tout ce qu’il entend, voit, ressent, sous forme de diagrammes, de schémas, afin de « contenir » tout cela. Quand alors il intervient sur des photos érotiques (le sexe et le temps météorologique ne faisant qu’un, pour lui), il ne s’agit pas d’une posture artistique plus ou moins provocatrice mais de l’accomplissement d’une mission à laquelle il doit s’atteler au risque de voir le monde s’effondrer. Son projet est, me semble-t-il, d’un autre ordre que le dessein de la plupart des artistes. Autrement dit, l’art brut ne se situe pas dans le registre de la représentation symbolique qui définit l’art et c’est, selon moi, ce qui le rend radicalement différent.
Pour en revenir à cette idée de collection, il y a quand même une grande part de subjectivité dans les choix.
Essentiellement. Lorsque Dubuffet a constitué sa collection d’art brut, il s’est basé sur des critères qu’il a inventés. Mais au-delà de sa définition, c’est in fine son œil, sa sensibilité, qui a fait une sélection et a décrété : Ceci est de l’art brut, cela n’en est pas. En ce qui me concerne, je n’ai pas retenu certains créateurs figurant dans d’autres collections d’art brut tout simplement parce qu’ils ne me parlent pas. Les collectionneurs dépassent la simple question théorique des définitions, c’est à mon sens ce qui rend intéressant les expositions qui présentent des collections privées.
A-t-on avancé sur la question : y-a-t-il une spécificité des photos dites brutes ?
À tous ceux qui pourraient nier cette spécificité, je suggère de quitter le cadre des définitions pour se laisser guider par les œuvres. Pour avoir organisé de nombreuses expositions d’art brut, j’ai noté qu’à chaque fois le visiteur en ressort choqué, bouleversé, non seulement émotionnellement mais aussi psychiquement. Il a vu des œuvres qui n’ont rien de commun les unes avec les autres, qui ne ressemblent pas à ce qu’on voit d’habitude dans les expositions dont les artistes sont plus « reconnus » – des œuvres éblouissantes issues d’imaginaires qui semblent ne connaître aucune limite. Il a ressenti le travail de ces artistes d’un genre particulier qui se nourrissent des particules de culture pour les détourner, les métamorphoser, les remixer et écrire une autre histoire que celle, convenue, de la culture instituée. Il a été bouleversé par cette inquiétante étrangeté. Il a vécu une expérience qui le replonge peut-être dans les limbes de nos structures psychiques archaïques. Ce simple constat suffit à dire qu’avec l’art brut, il se passe toujours quelque chose de particulier.
[1] L’universitaire Céline Delavaux a fondé le CrAB, collectif de réflexion autour de l’art brut, et a consacré sa thèse aux écrits de Jean Dubuffet.
[2] Create and be recognized: Photography on the Edge, exposition présentée en 2004-2005 au Yerba Buena Center for the Arts (San Francisco), puis à la George Eastman House, International Museum of Photography & Film (Rochester, New York). Un catalogue a été publié à l’occasion (San Francisco, Chronicle Books, 2004).