Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Jean Dubuffet, avec le concours d’autres artistes et intellectuels, initie des recherches et une collecte d’œuvres produites dans les marges de la société, qu’il nomme « art brut ». Un trésor fragile qu’il souhaitera toute sa vie protéger, voire isoler de « l’art officiel ».
Qui sont ces créateurs, ces artistes dont les productions témoignent d’un autre monde, objet tout à la fois de notre fascination et de nos doutes ? Ils sont étrangers à la culture des beaux-arts, étrangers aux rituels et aux lieux qui constituent celle-ci : écoles, foires, circuits marchands, musées, institutions. Étrangers aux courants et influences stylistiques, aux labels et procédés techniques en usage. On les trouve parmi les malades mentaux doués de capacités hautement créatives, chez les spirites, chez ceux vivant dans l’isolement des campagnes, dans l’anonymat des villes ou dans une solitude qu’on pourrait qualifier d’autistique, parmi les ouvriers, les artisans ; on y trouve aussi, parfois, des artistes patentés en rupture psychique. Si le territoire de l’art brut est celui de « l’homme du commun à l’ouvrage », selon l’expression de Dubuffet, on ne peut nier que le destin de ces artistes est également « hors du commun » puisque l’inventivité qui les caractérise, d’un genre particulier, est essentiellement redevable à leurs capacités psychiques propres, jusque dans les emprunts qu’ils font à la culture de tous. Aux confins de l’imaginaire, perdus dans le réel, éclaboussés d’étoiles, ils redessinent sans cesse la géographie d’un univers qu’ils inventent au fur et à mesure. Avec la liberté et l’altérité comme seules boussoles, ils récoltent, accumulent, remplissent, déchiffrent, noircissent, déforment, amplifient, ordonnancent, bâtissent. La plupart d’entre eux ne s’adressent pas à nous mais à l’Autre, se pensant investis d’une mission de mise en ordre – du monde – dictée par une instance « supérieure ».
Jean Dubuffet, qui, pour dissiper toute confusion à ce sujet, n’a jamais considéré son propre travail comme de l’art brut puisqu’il a suivi le parcours d’un artiste professionnel, a ainsi sorti ces productions de la marge pour leur donner le statut d’œuvres d’art à part entière, leur seule existence suffisant à remettre en question les notions classiques de l’art et de la création, les délimitations du normal et du pathologique. Depuis son invention, le concept d’art brut ne cesse en effet de bousculer nos perceptions esthétiques, nos définitions de l’art et les certitudes concernant notre identité. Aujourd’hui, à travers le point de vue de nouveaux chercheurs, la reconnaissance institutionnelle, que vient conforter un public de plus en plus nombreux, la commercialisation de ces œuvres et les envies de récents collectionneurs, une page se tourne, les interrogations sur la place de l’art brut évoluent, les nuances s’imposent, sa mise en lumière nous invitant toutefois à la vigilance à l’égard de ce « trésor fragile ».