…l’invention de l’« art des fous » d’Auguste Marie à André Breton
Entrée des psychiatres
L’intérêt pour les créations graphiques et picturales des aliénés se lit dans les ouvrages des psychiatres français dans les dernières décennies du xixe siècle. L’un des plus précoces est Ambroise Tardieu, qui écrit en 1872 : « Bien que l’attention n’ait été jusqu’ici fixée que sur les écrits des aliénés, je ne crains pas de dire que l’on rencontrera souvent un intérêt réel à examiner les dessins et les peintures faites par les fous. Que l’on combine par la pensée, que l’on imagine par la fantaisie, les choses les plus impossibles, les images les plus bizarres, on n’arrivera jamais à l’espèce de délire qui se peint sur la toile ou sous la main de l’aliéné, à ces créations qui tiennent du cauchemar et donnent le vertige[1]. » Suivent les premiers travaux de Max Simon, dont « L’imagination dans la folie : étude sur les dessins, plans, descriptions et costumes des aliénés » paraît dans les Annales médico-psychologiques en 1876. Les contributions consacrées aux écrits des internés se multiplient dans ces mêmes annales et dans les thèses soutenues par divers psychiatres, Max Simon à nouveau en 1888, Jules Séglas en 1892 et Joseph Rogues de Fursac dont Les Écrits et les Dessins dans les maladies nerveuses et mentales paraît en 1905 chez Masson.
Se fondant sur des cas cliniques, ces travaux cherchent d’une part à repérer ce qui, dans les productions des aliénés, peut avoir valeur de symptôme autorisant un diagnostic, d’autre part, à établir des typologies associant à des types d’affection des manifestations qui en seraient caractéristiques. Ils ne s’arrêtent pas aux qualités spécifiques de ce qui demeure, à leurs yeux, de l’ordre du document médical. Le style lyrique de Tardieu ne doit pas tromper : les termes qu’il emploie sont, à cette date et dans la culture dont il participe, péjoratifs. Les dessins et peintures dont il est question ne peuvent ainsi produire que des effets désagréables, cauchemars et vertiges. Si ces auteurs font preuve de curiosité et de nouveauté en examinant ces productions, on ne doit pas en déduire que ce serait par admiration. Rien n’indique qu’ils remettent en cause les définitions de l’art et du beau alors en usage. Rien n’autorise non plus à prêter des intentions plus artistiques à l’exposition qui se tient au Bethlem Royal Hospital de Londres en 1900 et aux collections que commencent à rassembler des médecins, dont le plus souvent cité en France est Auguste Marie, qui exerce à Paris, puis à Villejuif. Le mot art n’est employé qu’avec parcimonie.
Le premier à se montrer moins prudent est le psychiatre Paul Meunier, connu sous le pseudonyme de Marcel Réja. En 1901, dans la Revue universelle, paraît son premier essai, « L’art malade : dessins de fous[2] », qui ne concerne pas seulement des dessins et dont l’illustration repose pour l’essentiel sur la collection d’Auguste Marie. À la différence de ses prédécesseurs, il ne se place pas du point de vue du psychiatre et ne cherche ni des symptômes, ni des catégories, à tel point qu’il affirme, à l’inverse de ses confrères épris de classifications, qu’« il ne semble pas y avoir de corrélation très étroite entre le genre de folie et la forme d’art adoptée ». Sa démarche repose sur le postulat suivant : « Pour quiconque s’intéresse véritablement à l’art, de telles manifestations, quelle que soit leur maladresse ou leur grossièreté, acquièrent une grosse importance de par les conditions même dans lesquelles elles sont recueillies. […] Si médiocre qu’elle soit, l’œuvre du fou n’en a pas moins son importance au point de vue de la genèse de l’art, de sa nécessité psychologique. » « Médiocre », « grossière», « malade » : ainsi qualifie-t-il la création des « fous » dans cet article, de sorte que l’on ne peut tenir Réja pour celui qui, le premier, aurait reconnu les qualités artistiques de ce qui apparaît dans les asiles.
Mais, contrairement à ses confrères, il ne demande pas à ces productions de l’instruire sur les maladies qui affectent leurs auteurs mais de lui permettre d’étudier l’art dans ces premiers rudiments. La maladresse, en ce sens, n’est pas un défaut mais la preuve que la pièce étudiée se situe en effet à un stade très peu élaboré de la création, si peu élaboré que les ressorts de l’art pourraient y être observés à l’état natif. Autrement dit : il inscrit cet « art des fous » dans une histoire de l’art et non dans une histoire de la folie. C’est assez de cette nouveauté pour faire de ses écrits des repères. Il en est ainsi de son « art malade » de 1901 et, à plus forte raison, de son Art chez les fous de 1907. S’y retrouve la même conviction : « Les hommes de génie – bien plus exceptionnels, plus extraordinaires que les fous – nous soulignent les tendances et manières d’être de l’esprit humain ; les fous nous les dévoileront dans la nudité de leur mécanisme avec la maladresse de leur ingénuité : nous serons certes moins éblouis, mais nous avons plus de chances d’y voir clair[3]. »
Entrée des primitifs
Cette affirmation est inséparable d’une autre, qu’il a énoncée dès 1901 : « L’histoire de l’art malade est intéressante au même titre que les premiers vagissements artistiques de l’humanité, qui s’essaie à graver sur des cornes d’auroch ou des os de renne de grossières images que nous pouvons trouver ridicules, mais à qui nous n’avons pas le droit de dénier un intérêt. » En 1907, la proposition est développée à la dimension d’un chapitre, Dessins d’enfants et de sauvages. Il s’ouvre ainsi : « Le dessin des fous ne constitue pas une forme absolument unique, un monstre isolé parmi les productions du reste de l’humanité. Parmi les aspects divers qu’il présente, quelques-uns paraissent des pastiches des formes archaïques de l’art, d’autres évoquent la ressemblance de dessins dus à des catégories très spéciales d’individus : les prisonniers, les médiums, les enfants et les sauvages. Cette ressemblance va souvent jusqu’à l’identité, en sorte que ces manifestations voisines s’éclairent l’une l’autre, s’expliquent l’une par l’autre, et pour apprécier d’une façon exacte les productions artistiques des aliénés, il est indispensable de connaître leurs congénères[4]. »
Ce comparatisme, les assimilations qu’il autorise, la notion même de « sauvage » sont aujourd’hui inadmissibles. Ils n’en sont pas moins incontestables pour Réja, qui énumère les sous-espèces du « primitif » : fous, enfants, prisonniers et sauvages. Tous se situeraient aux origines de l’art, à son stade élémentaire, antérieur à toute éducation, antérieur à toute histoire. Le sous-groupe « sauvages » inclut deux catégories : ceux qui sont primitifs parce qu’ils vivaient en des temps reculés – les hommes préhistoriques – et ceux qui le sont parce qu’ils vivent en des lieux reculés – les « indigènes », les « peuplades » que découvrent les explorateurs et qu’administrent, au temps où Réjà écrit, les empires coloniaux.
Au regard de l’histoire de la psychiatrie, ce mode de pensée n’a, à la date où il l’énonce, rien que de commun. Robert Volmat le signale dans son traité L’Art pathologique : « Ce fut Lombroso (1887-1895) qui signala le premier les similitudes existant entre les arts pathologiques et primitifs[5]. » Il poursuit par l’énumération de nombreux auteurs, dont Réja, mais aussi Paul Sollier et sa Psychologie de l’idiot et de l’imbécile (1891) en France ainsi que Fritz Mohr en Allemagne, à l’origine de plusieurs études sur les dessins de malades mentaux parus à partir de 1906. En 1908, l’aliéniste Benjamin Pailhas[6] publie quant à lui dans la revue Encéphale une note intitulée sans équivoque « De l’art primitif chez l’aliéné ». Cette doctrine est demeurée largement partagée dans l’entre-deux-guerres, comme le signale Robert Volmat, tout en faisant état des réserves de rares auteurs, tel Julius E. Lips[7].
Au regard de l’histoire de la création artistique et, plus particulièrement, de celle des primitivismes, ces assimilations préfigurent ce qui s’observera après la Première Guerre mondiale : une curiosité de plus en plus accentuée pour « l’art des fous » de la part des surréalistes, allant de pair avec quelques publications et expositions. Il ne saurait être question ici d’entrer dans le détail d’une histoire générale de ces primitivismes et de l’évolution de ce très vaste et composite système de références – évolution elle-même déterminée en grande partie par celle des connaissances en matière d’archéologie, d’anthropologie et d’ethnographie. On s’en tiendra à deux points seulement, mais essentiels. Le premier est que la question de la naissance de l’art est alors fréquemment débattue aussi bien par des anthropologues, tel Ernst Grosse dont la traduction française de l’essai Les Débuts de l’art paraît en 1902, que par des savants comme Salomon Reinach et Aby Warburg. Ces interrogations, dont la trace se retrouve dans L’Art chez les fous, sont stimulées par la succession des découvertes dues aux préhistoriens, des arts mobiliers aux gravures et peintures pariétales dont l’ancienneté est reconnue de façon enfin unanime en 1906. Le second point est que, quand Marcel Réja dresse en 1907 sa typologie du « primitif », seule une des catégories qu’il cite a déjà pénétré les ateliers des artistes contemporains : les « sauvages », les sculpteurs d’Afrique et d’Océanie dont on sait combien ils intriguent Derain, Matisse ou Picasso à Paris, comme Kirchner ou Pechstein à Dresde et ceci exactement au même moment[8]. Pour les enfants, il faut attendre les travaux de Paul Luquet d’une part, d’autre part l’Almanach du Blaue Reiter, Kandinsky et Klee. Quant à la préhistoire, elle n’est, au début du siècle, un motif d’élection que pour des peintres, sculpteurs et illustrateurs très éloignés des avant-gardes[9]. En ce sens, les primitivismes artistiques eux-mêmes, loin d’être des nouveautés absolues comme on l’a souvent écrit, se comprennent uniquement dans un contexte intellectuel et savant qui s’est constitué à partir de la deuxième moitié du xixe siècle. Et, en ce sens encore, si peu fondés que soient le comparatisme de Réja et ses sous-entendus non exempts de racisme[10], la découverte des « fous » par les surréalistes ne lui en doit pas moins l’une de ses principales impulsions.
Entrée du surréalisme
Cette découverte, à Paris, durant l’entre-deux-guerres, réunit des événements que l’on peut séparer en deux catégories, tout en rappelant qu’ils sont indissociables et s’entre-déterminent réciproquement. L’une est celle des manifestations dont l’initiative revient aux psychiatres. L’autre est faite des signes de plus en plus insistants de l’intérêt des poètes et des artistes surréalistes pour les « fous ». L’écriture de la première a été engagée dans les années 1980 par les travaux de Françoise Levaillant, de Marielène Weber et de John MacGregor[11], qui n’ont pas été suivis de développement substantiels depuis leur parution.
Elle commence en 1921 par la publication de l’ouvrage que Walter Morgenthaler consacre à Adolf Wölfli et celle du livre de Hans Prinzhorn, Bildnerei der Geisteskranken, dont la première édition paraît en 1922 : deux ouvrages en langue allemande, dont on a cru souvent, sans doute pour cette raison, qu’ils étaient passés inaperçus à Paris. Pour Prinzhorn du moins, ceci est inexact. Dès 1924, dans L’Art et la Folie, bref essai de Jean Vinchon, celui-ci cite « l’ouvrage allemand de Hanz Prinzhorn » et en examine attentivement « les aquarelles et les dessins de dix fous discordants » : « Chacun d’eux a sa conception personnelle du monde, reconstruite sous l’influence de facteurs multiples : modifications des sensations corporelles, hallucinations ou rêveries imaginatives[12] […]. » Vinchon semble avoir été particulièrement marqué par le nombre et la qualité des illustrations, très supérieures à celles de son propre livre. Les siennes sont néanmoins d’autant plus intéressantes qu’elles permettent de vérifier qu’il se place dans la continuité des travaux imprimés avant la Première Guerre mondiale. Leurs légendes renvoient en effet à deux collections, Sérieux et Marie. À la page 59 sont reproduites les photographies de deux « sculptures d’aliénés, du type “fétiche” » : celles que Réja publiait en 1901 et 1907. L’une d’elles réapparaît six ans plus tard, avec la légende « statuette (genre art nègre) faite par un aliéné de race blanche ». On en déduit que le comparatisme dans le style de Réja demeure dominant. Mais le plus remarquable est qu’elle illustre un texte dont on ne saurait exagérer l’importance. Publié en juillet 1930 dans la Revue du médecin[13], il a pour titre « L’art chez les aliénés » et pour auteur Auguste Marie, « médecin chef de l’Asile Sainte-Anne » dont c’est une des ultimes publications. Il ne s’agit pas d’une introduction à la question dans la manière de Vinchon, mais d’un commentaire rétrospectif suscité par l’Exposition des artistes malades, qui s’est tenue dans la galerie de Max Bine, du 31 mai au 16 juin 1929[14]. Auguste Marie en a été l’initiateur, comme il l’écrit lui-même. Autant que cette information est remarquable la manière de l’introduire. « Mon excellent ami le professeur Prinzhorne [sic] d’Heidelberg a orienté ses collections documentaires en ce sens [l’étude des schizophrènes] et son bel ouvrage fourmille de dessins évocateurs de l’imagination la plus hallucinante. […] Il a bien voulu les exposer avec beaucoup d’autres l’an dernier à la galerie Bine, où, avec Madame la marquise de Ludre, j’ai pu faire une exposition de 300 dessins et documents de ce genre[15] […]. » Prinzhorn, loin d’être un inconnu à Paris, est ainsi l’un des prêteurs de cette exposition, ce que confirme le fascicule imprimé par la galerie Bine pour l’occasion. Si réduit et elliptique soit-il, il nomme néanmoins plusieurs collectionneurs, outre Auguste Marie lui-même : les docteurs Marchand, Pailhas, Bagenoff et trois noms plus familiers encore : le docteur Sérieux, la « coll. Vinchon » – Jean Vinchon donc – et la « coll. Prinzhorn » qui a prêté des « dessins symboliques » et des « visions mystiques ».
Premier point : cette manifestation est ainsi la première de grande ampleur – trois cents pièces selon Marie – qui ait eu lieu à Paris, bien avant celles, postérieures à la Seconde Guerre mondiale, que l’on voit plus souvent citées. Deuxième point : Prinzhorn en est l’un des artisans, non seulement en qualité de prêteur, mais aussi au titre de conférencier. Marie précise en effet dans son dernier paragraphe : « Prinzhorn et moi-même avons, dans nos conférences faites à l’exposition précitée, montré les confirmations inattendues que les théories de Freud peuvent trouver dans l’étude d’un certain nombre de dessins de malades. Ce sont alors de véritables coups de sonde plongeant dans le subconscient maladif. Et il est incontestable qu’une orientation érotique s’y constate fréquemment[16] […]. » En 1930, donc, le plus connu des collectionneurs de l’art des « fous » et l’auteur de Bildnerei der Geisteskranken placent publiquement leurs études sous le signe de la psychanalyse – ceci en un temps où les détracteurs de Freud dominent encore le monde de la psychiatrie. Troisième point : en dépit de l’hommage à Freud, l’Exposition des artistes malades s’inscrit pour l’essentiel dans la continuité du discours inauguré par Réja et repris par Vinchon. Cette continuité se reconnaît dans le vocabulaire du fascicule de présentation. « Sculptures (dont certaines rappellent les arts nègres) » et « Silex taillés (Néo Glozel[17]) » y lit-on : ce dernier terme conviendrait aussi bien à la panoplie de fausses haches fabriquées par des internés et recueillies par Marie, que publie Réja en 1901. Le même s’intéressait, en 1907, à ce qu’il désignait comme un « banc gravé de nombreux dessins au moyen d’un morceau de verre ». En 1930, il figure dans la Revue du médecin avec cette mention : « Un autre gravait une évocation bucolique de sa vie rurale ancienne sur le dossier du banc des agités avec un débris de verre des carreaux de sa cellule défoncée », écrit Auguste Marie, détails trop précis pour qu’il n’ait pas recueilli la planche gravée lui-même.
Autres exemples qui circulent d’un auteur à l’autre : les « médailles » et les allégories minutieuses d’Émile Josome Hodinos, que Réja et Vinchon reproduisent tous deux, ou les dessins dits de la « cérémonie funèbre », qui se trouvent dispersés entre les pages 35 et 61 de L’Art et la Folie et réapparaissent en 1930 chez Marie. Ainsi se constitue par répétition un ensemble de références visuelles, qui doivent une partie de leur notoriété à la personnalité de leurs détenteurs. Une étude plus précise de l’exposition de 1929 permettrait sans doute d’en identifier d’autres, mais le fascicule est si peu illustré et ses notices si vagues que l’entreprise est difficile.
Au regard de ces faits, est-il nécessaire de se demander encore si Prinzhorn était connu à Paris et l’art des « fous » accessible dans l’entre-deux-guerres? Il est possible que Max Ernst ait, comme il l’a déclaré[18], apporté l’ouvrage de Prinzhorn en cadeau à Paul Éluard lors de son arrivée à Paris. Mais il est tout aussi probable que les surréalistes aient découvert son nom grâce à Vinchon. Si 1924 est l’année de parution de L’Art et la Folie, c’est aussi la date du Premier Manifeste du surréalisme. On y lit : « Reste la folie, “la folie qu’on enferme” a-t-on si bien dit. […] Le profond détachement dont ils témoignent à l’égard de la critique que nous portons sur eux, voire des corrections diverses qui leur sont infligées, permet de supposer qu’ils puisent un grand réconfort dans leur imagination, qu’ils goûtent assez fort leur délire pour supporter qu’il ne soit valable que pour eux. Et de fait, les hallucinations, les illusions etc., ne sont pas une source de jouissance négligeable. […] Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination[19]. »
Il est possible d’aller plus avant dans l’étude comparée de Breton et de Vinchon. Alors que la définition du surréalisme se fonde sur la notion d’automatisme, Vinchon commence la conclusion de son essai par cette phrase : « L’Art et la Folie se rencontrent sur le terrain de l’automatisme psychique[20]. » Il l’a défini précédemment en ces termes, faits pour retenir l’attention des surréalistes : « Le rêve, à quoi ressemblent les extases du délire mystique et les états de transe du médium, peut inspirer le poète ou l’artiste en élaborant des souvenirs dont il tire un résultat qui surprend, parce qu’il échappait à la recherche au cours de la veille. Ce mode d’inspiration représente la forme supérieure de l’automatisme[21]. » S’il n’entre pas dans le cadre de cette étude de discuter des proximités et des différences qui se font jour entre les conceptions de l’automatisme selon Vinchon et selon le surréalisme, on ne peut s’abstenir de noter que 1924 est aussi la date d’un texte de Robert Desnos, Le Génie sans miroir, qui, tout en présentant des dessins « automatiques », en appelle sans équivoque aux internés. « Le Pays qu’ils ont découvert est si beau que rien ne saurait en détourner leur esprit. Maladies ! névroses ! divin moyen de libération incompris des chrétiens, vous n’êtes pas de célestes punitions mais la délivrance, la suprême récompense, le paradis sur terre, la vision vers l’infini, l’ascension la plus rapide vers l’esprit qui monte comme un vautour avec la cervelle de Prométhée dans le bec. […] Qu’on le sache bien, c’est nous qu’on enferme quand on clôt la porte des asiles : la prison est autour d’eux, la liberté à l’intérieur. Allons à Sainte-Anne ! Cellules de la Salpêtrière[22] ! » Des productions artistiques qu’il évoque, il conclut : « Les manifestations picturales des fous sont un témoignage de la fatalité. La critique s’émousse devant des œuvres aussi indiscutables. »
Dès lors les marques d’intérêt se succèdent et s’additionnent. La Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous écrite par Antonin Artaud figure dans la troisième livraison de La Révolution surréaliste, parue le 15 avril 1925, hommage rendu au « caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous ». Le numéro suivant de la revue s’ouvre sur la reproduction d’un « dessin médiumnique », dessin qui réapparaît en 1933 dans le numéro 3 de Minotaure, accompagnant Le Message automatique, essai de Breton où Hélène Smith, Augustin Lesage, le comte de Tromelin, Victorien Sardou et le Palais idéal du facteur Cheval figurent aussi. De même que figurent à la table des matières de ce numéro de la revue Du mur des cavernes au mur d’usine de Brassaï, Motifs du crime paranoïaque de Jacques Lacan ou Le Phénomène de l’extase de Salvador Dali. C’est dans Minotaure encore, en 1936, que Le Corbusier révèle aux lecteurs « Louis Soutter, l’inconnu de la soixantaine », accompagné de ces dessins. Dans les autres revues majeures du surréalisme, Documents et Cahiers d’Art, des références apparaissent aussi, confirmant la place que les « fous » tiennent dans la culture surréaliste. L’exposition de la galerie Bine en 1929, les conférences de Prinzhorn et de Marie et l’action continue de ce dernier autant que celle de Vinchon en sont, à l’évidence, inséparables.
À preuve l’itinéraire d’une œuvre, exemplaire de ce processus de transmission et de diffusion d’un monde à l’autre. En 1907, Réja a publié une reproduction dont la légende était : « Broderie. Dessin de persécutée. Le bec est d’autant plus long que la méchanceté du personnage est redoutable. » « Force d’expression étonnante[23] » commente-t-il, sans préciser ni l’auteur, ni le possesseur. On déchiffre en lettres brodées « bataille a lopital monsieur francoi batu par 2 coquines [sic] ». Vinchon ne l’a pas reproduite. Mais, en 1938, une deuxième broderie, qui appartient à la même série, apparaît dans une des publications majeures du surréalisme, le Dictionnaire abrégé du surréalisme, qui accompagne l’Exposition internationale du surréalisme. Page 71 du Dictionnaire est insérée, entre une peinture de Serge Brignoni et un dessin de Matta, une « broderie exécutée par une aliénée » : mêmes monstres à têtes d’oiseaux et longs becs, et même écriture où l’on lit « la coquine tue quatres monsieurs ( ?), une femme et sont enfant [sic] ». Le fascicule dans lequel on énumère les exposants ne permet pas de savoir d’où provient cette broderie. Question aujourd’hui résolue : la broderie et une deuxième de la même main ont été retrouvées dans la collection de Charles Ratton, avec des dessins d’Hodinos. Ratton étant le galeriste le plus proche des surréalistes, celui qui a accueilli l’Exposition surréaliste d’objets en 1936, celui qui leur révèle l’art inuit et les confirme dans leur passion pour l’Océanie, la connexion s’établit d’elle-même. Ratton a-t-il acquis ces pièces chez Max Bine ? On ne peut l’assurer, bien que l’on sache que s’y trouvaient des « broderies délirantes et ouvrages de femmes aliénées ».
Mais on peut assurer que ces broderies et les dessins d’Hodinos ont eu un rôle dans la découverte, très tardive donc, de l’« art des fous » par Jean Dubuffet, qui en a fait un chapitre de son « art brut ». Dans les archives de Charles Ratton se trouve en effet une lettre que lui adresse Dubuffet datée du 10 décembre 1944. Il y remercie le galeriste pour son accueil dans sa maison de campagne de Cinqueux, mais surtout pour ce que Ratton a montré à Dubuffet ce soir-là : « Nous voici donc maintenant doublement enrichis de ce joli souvenir et de ce sorcier nègre couleur de sanguine et de réglisse et de cachou que vous m’avez offert et que j’aime beaucoup, qui a tant de grandeur. Les broderies du fou, et les grandiloquentes compositions de l’autre fou, étaient bien attachantes et je vais en parler à Daniel Wallard puisqu’il va se mettre à cet ouvrage sur les travaux des fous, auquel il est entendu que je dois un peu collaborer, mais au seuil de cette entreprise, me voici déjà perplexe : faut-il y mettre aussi le sorcier cachou ? Toute l’Afrique n’est-elle pas folle ? La flamme qui anime et illumine l’être humain n’est-elle pas la propre flamme de la folie[24] ? » Fous et Afrique ? Revoici le comparatisme caractéristique du primitivisme auquel Réja a donné sa formulation initiale en 1907.
C’est ainsi par l’intermédiaire de Ratton, lui-même acteur de la culture et du mouvement surréaliste, que Dubuffet découvre, à la fin de 1944, ce que les surréalistes ont exposé en 1938 à Paris, cet art des « fous » dont ils ont connaissance depuis 1924, sinon auparavant, étant eux-mêmes largement tributaires des travaux engagés par psychiatres allemands et français à la fin du xixe siècle. L’histoire de l’art brut ne commence qu’un peu plus tard.
[1] Ambroise Tardieu, Étude médico-légale sur la folie, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1872, p. 610.
[2] Dans les no 39 et 40, t. I, p. 913-915 et 940-944.
[3] Marcel Réja, L’Art chez les fous, le dessin, la prose, la poésie, Paris, Mercure de France, 1907, p. 19.
[4] Ibid., p. 63-64.
[5] Robert Volmat, L’Art psychopathologique, Paris, Presses universitaires de France, 1956, p. 197. L’Étude III dont est extraite cette phrase s’intitule « Les arts et la pensée archaïques » (p. 196-214) et fait l’histoire critique de ce comparatisme telle qu’elle peut être accomplie à cette date. On y renvoie comme à la meilleure synthèse sur ce point d’histoire de la psychiatrie.
[6] Benjamin Pailhas constitue dès cette époque une collection réunissant les travaux des patients dont il a la charge à Albi, à l’hôpital du Bon Sauveur.
[7] Julius E. Lips, The savage hits back, New Haven, Yale University Press, 1937.
[8] Par une « coïncidence » qui ne saurait être tenue seulement pour telle, on doit ainsi rappeler que L’Art chez les fous paraît l’année même où Picasso travaille aux Demoiselles d’Avignon et alors que celui-ci, Derain ou Braque commencent à acquérir leurs premiers « objets nègres ». Le précédent de Paul Gauguin est d’autant plus crucial que la mort de l’artiste, en 1903, a suscité plusieurs expositions à Paris, lesquelles ont révélé l’étendue de son empathie pour les « sauvages » des Mers du Sud.
[9] Sur ce point, on se reportera à Philippe Dagen, « Images et légendes de la préhistoire », in Vénus et Caïn, Figures de la préhistoire, 1830-1930, cat. exp., Paris/Bordeaux, RMN/Musée d’Aquitaine, 2003.
[10] À titre d’exemple, des expressions telles que : « peuplades très arriérées », « balbutiements du sauvage »,
[11] Françoise Will-Levaillant, « L’analyse des dessins d’aliénés et de médiums en France avant le surréalisme », Revue de l’art, no 50, 1980 ; Marielène Weber, « Prinzhorn, l’homme, la collection, le livre », in Hans Prinzhorn, Expressions de la folie, Paris, Gallimard, 1984 ; John M. MacGregor, The Discovery of the Art of the Insane, Oxford, Princeton, 1989.
[12] Jean Vinchon, L’Art et la Folie, Paris, Librairie Stock, 1924, p. 72-74.
[13] Dans le no 10, p. 11-14.
[14] Catalogue des œuvres d’art morbide exposées chez M. Max Bine, Paris, Imprimeries parisiennes réunies, 1929. Il s’agit d’un opuscule de seize pages brochées, sans préface.
[15] Auguste Marie, « L’art chez les aliénés », Revue du médecin, 1er juillet 1930, p. 12.
[16] Ibid., p. 14. ll n’en conclut, curieusement, que ces pièces ne sauraient être présentées aux « gens du monde ».
[17] Par « Néo Glozel », il faut entendre « dans le genre préhistorique », par allusion aux pseudo-découvertes du site de Glozel, scandale archéologique dont les acteurs allèrent en justice et qui fit le bonheur de la presse de 1927 à 1932.
[18] Werner Spies, « L’art brut avant 1967 », Revue de l’art, no 1-2, 1968, p. 125.
[19] André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 312-313.
[20] J. Vinchon, op. cit., p. 119. Dès 1920, le terme « automatisme » apparaît dans les articles que Jean Vinchon signe en compagnie de Maxime Laignel-Laclavetine.
[21] Ibid., p. 64.
[22] Robert Desnos, « Le génie sans miroir », Les Feuilles libres, janvier-février 1924. L’article a paru sous la signature de Paul Éluard quoique Desnos en soit l’auteur. On se reportera à Marie-Claire Dumas (dir.), Robert Desnos, Paris, Éditions de l’Herne, coll. « Les Cahiers de l’Herne », 1987, p. 79-97.
[23] M. Réja, op. cit., p. 40.
[24] P. Dagen, « Ratton, objets sauvages », in Charles Ratton. L’invention des arts « primitifs », cat. exp., Paris, musée du quai Branly/Skira Flammarion, 2013, p. 136. Broderies et dessins figuraient dans l’exposition.