FICK jean

1876 . france

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FICK.Jean.1539.4FICK.Jean.1539.1 FICK.Jean.1539.2 FICK.Jean.1539.3

Jean Fick laisse derrière lui un unique petit carnet qui comporte les seules informations qui nous soient connues : « FICK JEAN NEE 23.11.1876 — HOPITAL — SOLDAT. 13.10.1898 — 13.9.1900 — RM 57 — WESE GUERRE 9.14 — 4.8.1.4.1917.7. SANTE BLESSE – INVALIDE FICK J MARIAGE DELESSE MARI. MODES 29.4.1902 HOPITAL NEE 8.9.1874. FICK ALISE 24.2.1903. MARIE. A. 1.2.1904. JEAN. K. 22.05. MAGU. 11.6.10 ». Sur la couverture : « Jean Fick ambassadeur mondieu N.23 ».

 

Journal de bord

Une armée de signes en ordre de marche – certains soigneusement découpés, collés côte à côte, méticuleusement, sur de tout petits carrés – se déploie, feuille après feuille, dans un modeste carnet aux coins arrondis dont la couverture a la couleur du deuil.

Signes énigmatiques où se mêlent les mots, les couleurs et les chiffres, ils ne délivrent pas leur message – sauf en effleurant par instants la signification : la guerre rode, avec son cortège de blessures, d’hôpitaux et de mort.

L’auteur de ce qu’il faut bien appeler un texte, figure sur la couverture. C’est Jean Fick dont malheureusement nous ne savons rien, sauf ce qu’il nous dit lui-même : il est « Ambassadeur Mondieu ». Est-il l’ambassadeur de Dieu ou bien l’est-il auprès de Dieu ? Et alors de qui est-il l’ambassadeur ? De nous, de l’humanité tout entière? À moins qu’il ne soit Dieu lui-même, ambassadeur de l’éternité !

Ce qui nous invite à ces questions c’est le symbole qui figure sur la couverture : l’orbe des puissants qui prétendaient tenir de Dieu lui-même le pouvoir de s’imposer au monde. Mais deux autres indications nous laissent dans la perplexité, opaque cette fois : Une référence inconnue, son secret ? N. 23 et deux initiales A. L. qui encadrent la croix surmontant le globe.

Ainsi, d’emblée, la lecture s’ouvre sur une impasse : que sont ces mots qui ne livrent pas leur sens, ce symbole qui se signale sans représenter, ces chiffres et ces lettres qui surgissent sans se justifier ? Délogés de leur signification, ils prennent valeur de signes. Ce sont des signaux de signification, des alertes de sens, émanant  d’une instance langagière inconnue – et pourtant familière car ce sont des éléments de la langue commune.

Animé de ponctuations, d’éléments graphiques et colorés, le texte a le rythme visuel d’un code sonore, une sorte de Morse, tel celui des alertes militaires, message aux intonations dramatiques qui ne manquent pas ici dans ce texte parsemé de dates de guerre, de mots de mort.

Pour autant, agencé comme un code dont il a la texture formelle, celle d’un réseau logique, il en a perdu la fonction car il est évident que personne ne détient la clef de son déchiffrement. Le sujet lui-même y semble assailli par ces signes langagiers qu’il tente d’organiser – avec quel soin et quelle persévérance ! – pour reprendre peut-être le pouvoir supposé à l’hallucination, celui d’un dieu qui détiendrait le savoir de son décryptage.

Et nous qui ne trouvons pas l’issue de ce labyrinthe langagier, nous voici désemparés, confrontés à une sorte de révélation : un mystère habite le langage même quand nous croyons le comprendre. Et quand les mots sont désarticulés, désarrimés de la signification, ils éveillent encore d’étranges évocations. De même, si les mots et les représentations de nos rêves n’ont, semble-t-il, pas de sens, ils recèlent néanmoins un savoir. Un savoir dissimulé dans les sauts associatifs entre les mots, entre les représentations, qui rejoint le monde lointain de notre « inconscient esthétique »[1], pêle-mêle des perceptions et sensations d’un premier âge inaccessible à notre mémoire, là où se forge notre perception de la beauté.

Nos questions resteront donc en suspens, mais nous pouvons, au gré des pages, éprouver l’efficacité esthétique de cet objet si savamment construit, miraculeusement échappé au naufrage de l’oubli.

Béatrice Steiner. Psychiatre, psychanalyste.

 

[1] Rancière Jacques, L’inconscient esthétique, coll. La philosophie en effet, Galilée, Paris, 2001.