J’étais assise dans la pénombre du studio, entre Bertrand et Jean-Baptiste[1]. Une phrase prononcée par Vera Sazhina, dont le visage apparaissait en gros plan sur l’écran de la table de montage, attira alors mon attention, me sortant de la torpeur induite par la semi-obscurité de la pièce, et résonna plus fortement que les autres : « comprendre où l’erreur s’est produite ». Depuis plusieurs mois, nous travaillions à partir des rushs fournis par Bertrand et d’autres chercheurs en anthropologie qui avaient sillonné le monde et en avaient rapporté des paroles inédites et vivantes de chamanes, sorciers et exorcistes en tout genre à propos de leur « art » (relation avec les esprits, initiation, cure chamanique, transe, etc.) Vera, psychologue moscovite devenue chamane en république de Touva[2], expliquait à son interlocutrice comment elle avait été « élue » des esprits et en quoi consistait son nouveau rôle.
« Comprendre où l’erreur s’est produite »
Cette expression, dont je n’étais pas sûre de saisir le véritable sens dans le contexte où elle était prononcée, me semblait pourtant énoncer une vérité et me plongeait dans une réflexion qui devait me préoccuper plus intensément encore par la suite, lorsque je découvris les œuvres de quelques artistes bien particuliers – à savoir les artistes dits de l’art brut de la collection abcd/Bruno Decharme. Contrairement à ce que j’imaginais de ces auteurs, persistant à produire des mondes bien à eux, et à ce que je croyais tautologiquement « hors » des sentiers ordinaires de la création, je fis la connaissance d’un art qui m’apparut très proche de ce que j’avais pu observer de certains rituels. Leurs productions ne me semblaient pas si éloignées de ces pratiques magiques bricolées par ceux que leur communauté respecte en tant que guérisseurs ou révélateurs des messages de la surnature. Lorsque Zdenek Kosek confie à Bruno Decharme : « Mon corps ressent tout l’univers, j’ai constamment mal au ventre parce qu’il y a constamment des problèmes dans l’univers », et qu’il s’attelle à retranscrire, dans ses cartographies enchevêtrées, les points névralgiques qui permettraient de contenir le chaos : « Si je n’essayais pas de résoudre les problèmes de l’humanité, qui d’autre le ferait ? » ; ou bien lorsque Adolf Wölfli parlait de ses dessins comme d’un « travail » : « Vous ne pouvez pas vous imaginer l’acharnement qu’il me faut pour ne rien oublier », il apparait clairement, à travers ces paroles, qu’il existe quelque chose qu’on a rarement souligné à propos de ces auteurs, ou plutôt qu’on a très souvent comparé à des états d’extase mystique sans y porter la même attention culturelle. Ce quelque chose, c’est bien une « intention » de réparation de la part de ces créateurs de l’art brut, intention qui ne concernait pas seulement eux-mêmes, mais toute la société, l’humanité entière.
Je fais ici appel à ce que Picasso désignait comme le pouvoir d’exorcisme de l’art, mais aussi à sa qualité performative. Négocier avec la surnature, avec les esprits, les nommer, telle est la tâche qui incombe au chamane pour lutter contre l’angoisse et la souffrance qui, dénuées de sens, sont de puissants ferments de décomposition. Maîtriser le malheur revient donc à se familiariser avec lui, l’intégrer en s’immisçant forcément dans le monde invisible. Quand J.B. Murray, analphabète, rapporte les paroles de Dieu en une langue inventée, seulement lisible dans la transparence d’une bouteille d’eau de son puits ; quand Mary T. Smith écrit sur les toits de sa maison, les palissades de son jardin et toute surface visible, pour témoigner à Dieu sa dévotion ; quand George Widener met au point un système de chiffres dans le but de faire « tenir le monde » ; quand Hans-Jörg Georgi fabrique une flotte d’avions en carton pour amener l’humanité en voyage et toucher le ciel afin de survivre, déclarant qu’il veut faire « quelque chose de bien pour le monde » ; ou encore quand Emery Blagdon réunit dans son hangar les éléments d’une machine géante destinée à guérir des maladies, ne tentent-ils pas eux aussi, par des supports divers, de conjurer le sort ? Ce qui à mes yeux est ici essentiel et relève d’une véritable création, c’est précisément cette intention de « faire œuvre[3] », plus importante encore que l’œuvre elle-même. L’œuvre a alors valeur d’« objet performatif » voire thérapeutique, à la manière de Beuys ou de Tapiès. Faire œuvre, c’est localiser et limiter notre désordre intime ou collectif dans cette dernière : contenir la maladie dans le fil des mots, emprisonner le mal entre des lignes tracées, négocier l’équilibre du monde par le voyage périlleux vers les contrées obscures de ce qui nous échappe.
« Comprendre où l’erreur s’est produite »
Les paroles de la chamane Vera me reviennent souvent en tête. Par « comprendre », elle ne voulait pas vraiment signifier qu’il fallait trouver une solution ; elle exposait plutôt son intention de circonscrire le problème, de le prendre en compte, de lui donner une forme, de ruser avec lui à défaut de pouvoir l’éliminer. Mais la cure chamanique, comme la guérison, n’a alors de sens que si l’on y croit. Et le pouvoir actif de l’art existe à cette même condition de croyance qu’on accorde aux choses sacrées. Il s’agirait donc de croire à la puissance émotionnelle de la fiction créatrice. Ainsi, insuffler de l’imaginaire n’est sûrement pas une fuite, ou une simple échappatoire, mais véritablement un processus nécessaire à la survie du monde, l’agent actif qui empêche qu’il se fige, autoritaire et opaque – la garantie d’un mouvement vital.
[1] Je parle ici de Bertrand Hell, anthropologue invité par Jean de Loisy à travailler avec nous sur l’exposition « Les maîtres du désordre », et de Jean-Baptiste Delpias, qui a réalisé le montage de la plupart des films, les « paroles d’initiés », diffusés dans l’exposition.
[2] La république de Touva fait partie de la fédération de Russie. (NdÉ)
[3] « L’œuvre faite compte finalement moins que “faire œuvre” », in Thierry Davila et Maurice Fréchuret, L’Art médecine, cat. exp. [musée Picasso, Antibes], Paris, RMN, 1999, p. 31.