Rouge ciel, un essai sur l’art brut / Manuel Anceau

ROUGE-CIEL

Le ciel est rouge de colère, s’embrase de voix et de visages roulant leurs nuages de chair et d’âme : y a-t-il de la colère dans ROUGE CIEL ? Il y a en tout cas une voix, celle de Bruno Decharme lequel nous propose cet essai au titre serré comme un poing. Et si ce n’est pas de colère pourquoi ce poing serré ? Il faut croire que le réalisateur s’est fait fauconnier ; qu’il n’a fait ce film qu’afin que se posent, ici et pas ailleurs, ces hommes et ces femmes aux yeux de nuit et d’orage, dont le vol depuis tant d’années le fascine – et nous avec. Et certes avions-nous, avec la collection abcd, une preuve suffisante de cette fascination ! Le cinéaste étant donc, aussi, collectionneur, est-ce pour cette raison qu’il aura placé le portrait de Gérard Schreiner au milieu de son essai, comme une signature inavouée ? « Son parcours de collectionneur aventurier « hors norme » me réjouit et sa vie d’aujourd’hui, Robinson parvenu à la sagesse (?), est mon fantasme ! » nous dit Bruno Decharme.

ROUGE CIEL, au titre emprunté à Aloïse Corbaz, est donc un « essai sur l’art brut ». Le défi est presque insensé à se risquer dans de tels tourbillons avec une caméra, plus encore qu’avec un stylo : d’être le nez sur son sujet, la caméra risque bien plus la myopie que le stylo, plus apte à mettre les choses au net. Et c’est pourquoi sans doute Bruno Decharme a-t-il sciemment fait de sa caméra un stylo. Film très écrit, au point, comme certains seraient en droit de s’en émouvoir, de frôler par instants la préciosité ? « C’est la question du style. Certains écrivent ou filment de façon factuelle, pensant devoir s’effacer devant le sujet pour en restituer sa ’vérité’. D’autres inscrivent leur regard, impriment leur ressenti. L’art brut fait écho aux mondes enfouis de chacun de nous ; pour l’appréhender, cela suppose de s’y plonger sans retenue, tête la première en faisant résonner sa petite histoire. »

Il n’y a bien sûr aucune commune mesure entre filmer Kunizo Matsumoto, aux allures d’enfant-scribe – et Zdenek Kosek, prophète-enlumineur ; pas seulement parce que l’un est silencieux et l’autre volubile, mais surtout parce que chacun doit être montré non pas tel qu’il « est », mais tel qu’il « habite » le monde. Il n’est donc pas étonnant que, par exemple, la ville où vit Matsumoto nous soit d’abord montrée comme illisible, rayée par la vitesse comme le verre par le diamant, vu que c’est par l’illisibilité que Matsumoto nous raconte le monde ; par ailleurs, si le cinéaste a choisi de marteler la date du 20 février 2002 (20.02.02), c’est afin de transcrire, un peu, du fonctionnement de la machine à écrire psychique propre à George Widener. Les portraits sont donc là pour vérifier, preuves à l’appui, que l’art brut est bel et bien un lieu où l’on respire, que ce n’est pas une catégorie philosophique. Ici soudain je repense à ces plans rapprochés montrant les mains de Widener : tout à la fois mains d’enfant, quand il semble compter sur ses doigts – et mains d’homme, pianiste plaquant ses accords sur la grande harmonique du cosmos.

Nous pensons volontiers que c’est là essentiellement affaire de rencontres – et qu’il y aurait tant à raconter ! Lorsque, du reste, on demande au cinéaste de nous conter une anecdote c’est de Lobanov dont il nous parle : « On m’a amené Lobanov, bien présentable. Avec ses gardiens qui s’inquiétaient du moindre dérapage possible, toutes les conditions étaient réunies pour une simple prise de vue officielle, à la soviétique. Mais ce petit homme à l’œil vif, au crépuscule de sa vie, avait certainement quelque chose à nous dire : ce jour-là, n’a-t-il pas ouvert sa petite valise qu’il gardait pourtant toujours jalousement fermée ? La permission était de vingt minutes, montre en main, le film en dure dix. Tous ces créateurs que j’ai filmés – une vingtaine de portraits – n’ont jamais posé difficulté à se (nous) raconter. Les vrais problèmes sont venus après, au montage. Comment restituer la complexité de leurs univers ? »

Pour autant, semble nous dire Bruno Decharme, le souci de retranscrire « ma » rencontre manquerait son but si d’autres voix n’intervenaient pas pour dire que cette rencontre, d’autres aussi l’ont faite – à leur façon : ainsi se justifie la présence des « témoins ». Et le réalisateur de filmer chacun de ces témoins de façon particulière : dans le but de se prouver que l’art brut n’est pas seulement un rêve de collectionneur, puisque d’autres, qui, pour la plupart, n’en sont pas, en parlent aussi comme d’un rêve ?

Le témoin central du film, Michel Thévoz, est ainsi, corollairement, celui dont le visage est le plus « travaillé » : offert au spectateur au choix comme le visage d’un sorcier – ou celui d’un homme placé, comme il le dit lui-même, entre la « folie », cette ombre, et le « génie », cette lumière.

Là est donc le style du cinéaste, attentif à plier sa caméra en accordéon, de façon à en faire sortir le son le plus ajusté à la situation. Notons dans cette perspective le rôle essentiel de la bande son. N’entendez-vous pas s’élever la voix des anges ? Nous l’entendons ; mais ce sont les corps torturés des fillettes de Darger qui ont l’air d’en être les cordes vocales : ainsi se brise la dite voix, dans ce contrepoint particulièrement impressionnant. Les « hiboux » de la maison du même nom, à l’inverse, s’enluminent d’un bestiaire chanté. Kosek, lui, se voit perlé de gouttes d’eau noires et bleues. Les entendant tomber, nous nous faisons l’effet d’être dans une caverne, où nous parlerait cet homme, plus ombre que chair.

ROUGE CIEL serait-il bavard ? Non, les sons étant justement là pour que l’image s’étoffe, prenne du « volume ». Et la caméra d’explorer les œuvres comme qui dirait pour la première fois, au plus près de leur texture, ainsi d’un robot sur le sol martien. Ici l’œil du cinéaste téléguide la caméra, laquelle recueille, plan par plan, tel morceau de granite de la planète Fouré, telle brindille d’encre du satellite Matsumoto, etc. « Il s’agit avant tout d’un travail de quête, de captation des saveurs, des goûts, des odeurs, des sons, des rythmes, des manques et des trop-plein… »

L’absence de commentaire ne veut pas dire : impossibilité de trouver du sens à ces œuvres. Le cinéaste tout de même les commente, rien qu’en braquant sa caméra vers ces étoiles de première grandeur. Ne semble-t-il pas que l’art brut est cette étoile venue nous taper dans l’œil, au plus profond, chacun, de sa nuit mentale ? Et bien sûr cette étoile a son histoire ; une genèse rendue en quatre séquences habilement menées ; mais pourquoi avoir usé de ce ton désinvolte, bien trop dans l’air du temps pour ne pas, selon moi, faire l’éloge de la simplification – alors que tout le reste du film est un appel à la découverte, c’est-à-dire à la complexité ? « Le sourire ne me semble pas synonyme de désinvolture. L’humour aide à faire passer la pilule de l’Histoire, rendre humains ces ’grosses têtes’ trop souvent déifiées. Ce qui aurait été grave fût que le contenu, ce que ça raconte, soit bouffon. »

L’art brut décidément ne coule pas de source – et donnons acte à cet essai de ne pas user du ton odieux d’un GPS nous indiquant quel itinéraire prendre pour, enfin, tout comprendre. Les angles expressionnistes, le rythme haletant, jusqu’à ces fondus au noir anachroniques, presque angoissants tant on attend de tout film qu’il nous « éclaire » : tout ici est fait pour ne pas laisser au spectateur le moindre instant de repos. Impossibilité pour lui de croire qu’on aurait tout dit, tout compris. Plus le film avance et plus ce qui paraissait être clair s’assombrit, paradoxe apparent pour un médium qui ne vit que de lumière : ainsi, après Darger, dont les œuvres ouvrent sur les ténèbres mentales les plus épaisses qui soient, l’essai pourrait arborer son point final, exhibant, pour ainsi dire, son impasse ; mais non. Le portrait de Kosek clôt le film, après l’admirable Maison du Hibou, pour nous prouver que l’homme n’ouvre peut-être pas les yeux si grands qu’il le pense. Nous sommes beaucoup plus « voyants » que nous ne le croyons – et l’art brut n’est peut-être que l’autre nom de ce regard perçant qu’ont seuls les oiseaux de nuit.

Le dernier mot à Kosek, dernier mot du film – comme un point d’orgue humaniste à cette traversée parfois éprouvante : « Je suis heureux de montrer [mes œuvres] pour que les gens découvrent ce que leur cerveau est capable de créer. » Le cinéaste confirme : « C’est bien de ce dont l’homme est capable, qui me fascine dans l’art brut. » ROUGE CIEL a nécessité dix ans de travail, qui ont accompagné les recherches d’abcd ; à la question de savoir quels sont ses projets, maintenant que son essai est imprimé et relié, Bruno Decharme conclue : « Un film sur les rencontres entre des musiciens roms et gadjés, un film sur le refus de l’ostracisme et les richesses du métissage. »