Une chrysalide d’art brut et un autel vodou / Nanette Jacomijn Snoep

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Lorsque je me perds dans les chrysalides en laine de Judith Scott, dans les villes fantomatiques d’acier d’A.C.M., dans les entrailles de tuyaux et de pneus de Franco Bellucci ou encore dans les assemblages de la Healing Machine de Emery Blagdon, il m’est difficile de ne pas penser à certains objets de culte, à des objets dits magiques ou fétiches. Oui, il est vrai qu’établir un lien entre les œuvres labellisées « art brut » et celles dites magiques du continent africain, c’est s’engager sur un terrain dont l’issue est douteuse, coincé en plein milieu d’une bataille d’écoles. Car, au-delà de la distinction proposée par Jean Dubuffet, l’art brut serait, selon la plupart de ses spécialistes, une pratique spontanée, individuelle, voire asociale, alors que les objets dits magiques seraient soumis à des règles strictes, réalisés dans un cadre rituel et de ce fait contraignant, et de l’ordre du collectif. Quant aux anthropologues, ils différencient clairement ces deux catégories car ce rapprochement relèverait autrement du primitivisme et reviendrait à ignorer non seulement la différence fondamentale entre un artiste brut et un prêtre-devin mais encore le contexte rituel.

Pourtant, lorsque je regarde certaines sculptures-assemblages d’art brut, je ne peux m’empêcher d’y reconnaître des similitudes. S’agit-il d’une ressemblance formelle, accidentelle et fortuite ? Objets chargés, choses habitées, animées, ils dégagent une force difficilement nommable et leur matérialité me fait irrésistiblement le même effet. Ces orchestrations de matériaux souvent hétéroclites se vivent comme énigmatiques car ils ne renvoient en fin de compte qu’à eux-mêmes. Serait-ce cet effet de contenance qui nous empêche de saisir la totalité de l’objet qui nous touche ? Serait-ce cette inaccessibilité qui leur procure ainsi davantage de puissance ?

Des œuvres énigmatiques telles celles de Judith Scott ou d’A.C.M. ou un autel vodou du Togo ou encore une sculpture magique nkisi du Congo résistent à nos modèles conceptuels autant qu’à nos limites lexicales. Car comment décrire ces choses ? C’est ainsi que généralement, et dans le but de s’approcher d’elles, on dévoile une infime partie de leur secret en proposant des biographies détaillées pour les artistes bruts tandis que les objets magiques sont accompagnés de longues notices savantes sur le rituel et la communauté dont ils dépendent.

Mais que voyons-nous en vérité ? La majorité des sculptures d’art brut et des sculptures-autels d’Afrique relèvent du non hiérarchisé et réunissent des matières hétéroclites : cordage, fils de fer, haillons, câbles électriques, tuyaux, signes magiques ou cryptés, fragments humains (poupées démembrées pour l’art brut, ossements pour un objet magique), bouts de bois flotté/usagé et autres assemblages de déchets, bourrages de matières précaires et ayant vécu. Quelquefois, celles-ci semblent même laissées à leur libre cours, à leur propre performance en quelque sorte.

Ces fragments de matériaux mis au rebut, ces formes organiques ou ces assemblages labyrinthiques ont tous une écriture secrète et intime. Ces objets-poèmes que sont ces sculptures d’art brut résultent d’une histoire dont chaque élément ajouté évoque un geste, un énoncé, un fait historique, un souvenir. Tel est également le cas des compositions réalisées dans le cadre d’un rituel vodou : bien que leurs « recettes » consistent en certains éléments de base prescrits par le rituel, elles se composent aussi – contrairement à ce qu’on a tendance à penser – d’une multitude d’éléments complexes, choisis par la personne du prêtre-devin, démontrant non seulement l’extrême plasticité/malléabilité de ces réalisations rituelles, mais aussi le fait qu’un autel vodou est peut-être une œuvre d’abord personnelle avant d’être collective.

Si la notion d’écriture imaginaire/magique est essentielle dans de nombreuses œuvres graphiques d’artistes bruts, elle est aussi présente dans les sculptures d’A.C.M., qui détache/dissocie des éléments de vieilles machines à écrire, de réveils, de transistors ou de pièces électroniques, puis les numérote, les classe avant de les poncer et de les baigner dans l’acide, pour les métamorphoser en constructions labyrinthiques. Ce processus ne semble pas éloigné de certaines réalisations d’autels dédiés à des puissances vodou où chaque composant (herbes, coquillages, ossements, pierres, crin mais aussi antennes de radio, cadenas, sifflets…) est soigneusement choisi à la manière des symboles d’un rébus. Ce sont les matières et l’ordonnancement qui font sens : chaque élément reçoit ainsi un sens précis en fonction de l’élément qui le précède et de celui qui le suit. Seul le prêtre-devin connaît le message dans son intégralité.

Une gestuelle répétitive systématique est indissociable de la confection et de l’activation d’un objet magique. Pour canaliser les forces, les attirer, les détourner ou les déposer en les réduisant d’une certaine manière au silence, on tord et on noue, on bourre et on enveloppe, on enduit et on transperce. Cette gestuelle caractéristique est aussi l’expression plastique d’une conjuration. La présence récurrente de cordes ligaturées ou de lambeaux d’étoffes noués dans les objets magiques – expression même de cette tentative de maîtrise – se retrouve dans l’œuvre de Judith Scott, qui, sans avoir les connaissances ésotériques d’un prêtre-devin, a spontanément commencé à nouer et emmailloter des objets. Pouvons-nous donc ainsi établir un lien entre le processus de création d’une œuvre d’art brut et celui d’un objet magique ? Bellucci, lorsqu’il emprisonne des membres d’une poupée en plastique dans un enchevêtrement dédaléen de tuyaux, de pneus tordus et de fils d’électricité, fait-il la même chose qu’un prêtre-devin qui noue, entortille et transperce un objet vodou ? Si transpercer des figurines vodou de lames ou enfoncer des pieux dans le sol sont en effet des gestes employés à la fois pour figurer l’agression dans sa violence et pour accompagner les paroles prononcées par le prêtre-devin afin qu’elles prennent corps, les deux auteurs, l’artiste brut d’un côté et le prêtre-devin de l’autre, n’en restent pas moins fondamentalement différents. Mais ce que leurs créations partagent, c’est cette incroyable capacité d’agir sur nous, de nous émouvoir et peut-être, qui sait, par magie… C’est cela, la puissance des choses singulières…