De quoi parle l’art brut ? / Béatrice Steiner

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Au sortir de la guerre, en 1945, Jean Dubuffet énonce les contours du concept d’art brut. À la même époque, à l’hôpital psychiatrique où le conduit une crise psychotique aiguë, Serge Sauphar, alors âgé de vingt-six ans, trouve un coin solitaire où abriter une activité créatrice qu’il poursuivra pendant les quarante années de son hospitalisation définitive. Aucune finalité esthétique ne le préoccupe. Il s’adresse au « corps médical » : « Je tiens à vous faire connaître que je ne considère pas les travaux que j’exécute comme une œuvre d’art mais uniquement comme ayant un but bien défini : à savoir être utile au corps médical. […] En aucun cas des travaux remis à des médecins ne peuvent sortir de leurs mains. » Son travail est donc une contribution au savoir médical — en charge de l’élaborer. Etrange savoir, ineffable, inscrit au cœur de l’intense perplexité d’une nuit d’angoisse dont il ne sort que pour s’installer en mort-vivant à l’hôpital, son « île déserte » : « Je ne peux pas me faire comprendre. […] J’ai fait une plongée dans le monde de la perdition de l’être […] une déchirure psychologique et psychoplasmique. »

Comme le moi, la réalité se désagrège dans un crépuscule du monde où le paysage perd la mémoire de la vie, se géométrise et se rigidifie jusqu’à la minéralisation (fig. 1, 2, 3).

Il peint, dessine, écrit sans relâche —par nécessité, dit-il —, cherchant à fixer des états psychiques complexes. Il raconte la terrible nuit d’angoisse au cours de laquelle il s’est senti envoûté, dédoublé, coupé du monde humain : « J’ai vu paraître les Erinyes […] J’ai éprouvé l’horreur des sensations infernales qui montent au cerveau, la fusion-dissolution de mon être. » Ses « poissons insolubles » piégés dans une mère océanique mettent la référence à Breton au service d’une cause plus personnelle (fig. 4) !

Et cet oiseau crucifié aux pieds d’une Reine de la nuit aux écailles de mer, montre-t-il l’impossible naissance, l’impossible envol d’un oiseau identifié au sacrifice christique (fig. 5) ?

Il confie au corps médical son corps-objet — l’objet-peinture —, en lui enjoignant de ne plus s’en séparer et d’en extraire le savoir. Ainsi pourrait-il renaître en permanence sur le modèle de « ce bizarre oiseau nommé Phénix » (fig. 6), faute de pouvoir assumer sa place de sujet —qui pourrait être par exemple une place d’artiste.

« Bizarre oiseau » en effet que ce sujet qui nous oblige à accueillir sa position d’assujetti ! Et par un paradoxe qui ressemble à un trait de génie, il nous oblige dans le même temps, au travers de son œuvre, à le maintenir « inaliénable » — pour l’éternité car le « corps médical » auquel il s’offre est une institution pérenne.

 

S’agit-il d’un art?

Le savoir dont il est question ici s’inscrit dans des objets artistiques aptes à représenter la complexité de la « réalité psychique », l’autre scène où s’élaborent les rêves — et aussi à l’occasion le délire —, manifestations d’un ailleurs de nous-mêmes que nous n’accueillons qu’au titre de l’étrangeté. On peut en dire comme d’un rêve qu’il est bizarre — sans ignorer qu’il recèle une vérité refoulée.

Car ce qui nous met en arrêt devant certaines de ces images, ce n’est pas seulement un attrait pour l’exotisme du bizarre ou du pittoresque. C’est la rencontre avec une trouvaille qui fait mouche en donnant une consistance formelle à une problématique enfouie.

Pouvons-nous regarder les lettres signées de Sœur ci-gît ce Monde, enfermées dans la forme d’une pierre tombale, sans nous confronter à la question de la mort (fig. 7) ?

Venues d’un au-delà du sens commun, comme un appel à l’aide devant une catastrophe mondiale, ces lettres nous confrontent à une aberration imaginaire envahissante, à l’obscure mais familière sensation de bascule du possible de la mort : la tombe ouverte pour nous depuis toujours. Ainsi c’est du fond d’un refoulement salutaire à notre survie que nous accueillons l’ironie délirante qui, contre toute réalité, préfère l’écroulement du monde à notre fin inéluctable (fig. 8).

Esthétique de l’intime où la rencontre est de l’ordre du choc des subjectivités : l’ajustement de la représentation à la réalité psychique de l’auteur vient révéler un contenu psychique méconnu chez le spectateur. Celui-ci bute brutalement sur le non-sens de la trouvaille formelle qui condense la forme de la tombe avec l’écriture de la lettre — et le renvoie non moins brutalement sur le savoir habituellement refoulé de sa mort annoncée.

Dans cette rencontre il n’y a pas de réel partage, mais plutôt une sorte de croisement : le spectateur ne peut pas s’identifier à ce qu’il entrevoit de la réalité psychique de l’auteur mais il y reconnaît quelque chose qui ne lui est pas complètement étranger. Quant à l’auteur, il ne cherche aucune communication avec autrui, il travaille à s’expliquer ce qui le menace, et trouve dans la voie de la représentation qui met un peu à distance un vécu insupportable, de quoi apaiser sa perplexité anxieuse — quand il n’exécute pas sous la contrainte de l’hallucination la figuration de ce qui le taraude.

 

Mais alors y a-t-il, dans la structure psychique, quelque chose qui pousse à confectionner des images?

La création d’images est aux origines de toutes les cultures. Et si nous retrouvons au fond des grottes celles des hommes de la préhistoire, c’est sans doute parce qu’elles y étaient protégées, mais aussi parce qu’on les y a logées.

Chaque être humain passe, un temps au moins, par la fabrication d’images. Pour certains cette activité perdure tout au long de la vie, d’autres ne la découvrent ou ne la redécouvrent qu’à des moments particuliers. Pour tous ceux-là, confectionner des images s’impose comme une nécessité intérieure, impérieuse.

 

Une nécessité, est-ce à dire quelque chose qui ne cesse pas?

Ce qui nous amène à poser notre question autrement : comment se construit une subjectivité humaine, et quelle est la fonction de la création d’images dans cette construction ?

Mon hypothèse a la forme d’une histoire qui n’est pas une histoire chronologique ; c’est une simple reconstitution logique, une sorte de conte qui n’a la forme d’un récit que pour la commodité de l’exposé. J’imagine que cela s’est passé de cette façon.

Après neuf mois d’une vie souterraine — vie souterraine qui justifie peut-être la présence d’images dans les grottes de notre préhistoire, un enfant arrive au monde.

Cette arrivée est celle d’un être prématuré, aussitôt saisi, emporté, nourri, mais dans un état de dépendance totale, menacé de détresse physiologique au moindre abandon. Son incapacité motrice nous le montre agité de mouvements réflexes. Il est livré sans recours à une sorte de cacophonie perceptive : les perceptions sensorielles externes se mêlent aux sensations internes sans que puisse se distinguer un dehors et un dedans (fig. 9). Ses cris, ses sursauts, nous montrent le drame de sa situation, ses « sourires aux anges », un peu de paix retrouvée. Episode premier, qui ne doit pas nous laisser que de bons souvenirs si l’on en juge par l’effroi que suscite la moindre limitation de notre autonomie, le moindre déficit sensoriel qui nous livrerait à une dépendance analogue.

Ainsi toute vie humaine commence par une position d’objet : objet de soins, attentifs certes la plupart du temps, mais néanmoins objet, soumis à une emprise dont nous ne savons pas d’avance l’intention — bénéfique ou malfaisante. C’est donc dans l’énigme de cette intention que nous nous développons avec comme seuls repères les sensations bonnes ou mauvaises du corps, sans aucune discrimination perceptive à ce stade.

Dans cette période d’immaturité, le sujet se sent aux « prises », gouverné par une intention qu’il suppose, du fait même de se sentir aux prises. Ainsi lorsqu’un auteur anonyme expose son appareillage délirant, machine à influencer, nous n’avons pas de mal à l’identifier comme machination infernale (fig. 10).

Dans le chaos des perceptions sensorielles vont se produire successivement deux miracles. Personne ne sait comment c’est possible. On sait seulement que parfois les miracles ne se produisent pas.

Au milieu d’une sensorialité surmenée par tout ce qui se passe autour et au-dessus de son berceau, au milieu des tourments provoqués par les tensions internes du corps, quelque chose émerge : il y a les bruits, et certains bruits sont reconnus comme des sons articulés entre eux (fig. 11). Miracle : l’enfant reconnaît que ces sonorités articulées sont du langage. Sinon le seul destin possible serait la mort : comment survivre sans la moindre discrimination perceptive ?

Bien sûr, il ne peut en aucune façon repérer d’où sortent ces sons, pourtant déjà entendus ou ressentis du fond de sa vie utérine et marine, mais différents puisque maintenant ils sont émis et reçus de façon aérienne.

« Ça » parle ! Je dis « ça parle » parce que ce langage tombe en quelque sorte sur l’enfant cerné par les bruits, sans que le lieu de son énonciation soit identifiable.

Un deuxième miracle va alors se produire. Il est attendu par toutes les mères qui guettent le premier « vrai » sourire de leur enfant : ce langage venu d’ailleurs le concerne ! Non seulement ça parle, mais ça lui parle. Si tout le monde est inquiet lorsque l’enfant ne sourit pas « vraiment », c’est qu’en effet il arrive que ce deuxième miracle ne se produise pas. Dès lors l’enfant est condamné à l’errance dans une constellation de signifiants. Certes « ça parle », mais cela ne le concerne pas. C’est le destin stellaire de l’enfant autiste : il est comme un cosmonaute qui aurait échappé à l’attraction terrestre, condamné à errer dans les étoiles (fig. 12).

La plupart du temps les deux miracles se produisent : les sons articulés du langage sont repérés dans le magma perceptif : ça parle et surtout ça me parle ! Une intention qui me concerne émane du langage. Ainsi « du désir » est supposé au langage. Et donc à ce désir, à cette intention, est supposé un sujet porteur de cette intention. Il ne s’agit là que d’un sujet grammatical, celui d’une pure supposition. Au début était le Verbe.

Si ça me parle c’est que ça me veut quelque chose, et quelque chose qui lui manque puisqu’il le veut. Ainsi, dans le langage entendu, s’articule une Demande, venue de cet ailleurs sans visage, sans lieu d’énonciation repéré à ce stade, d’où émanent les sons articulés du langage.

 

Mais qu’est-ce que ça me veut?

Nous ne cessons de nous le demander : pour quoi sommes nous faits ? Où est notre vocation ? Et le mot de vocation renvoie bien à quelque chose qu’il faudrait entendre. Pour certains, il s’agira de répondre à l’appel de Dieu, appel énigmatique s’il en est, mais qui a l’avantage de poser résolument cette Demande dans le mystère, dans l’inaccessible.

Et si c’était moi tout entier qui étais l’objet de cette Demande (fig. 13) ? Depuis sa jeune expérience d’être manipulé en tous sens, notre nourrisson peut avoir l’impression que des forces obscures veulent s’emparer de lui. Du reste, lorsque nous ne savons plus dans quel sens nous diriger, nous nous disons « désemparés » ; c’est dire à quel point la tentation est forte de nous protéger de l’abandon en répondant à cette Demande, même si nous la supposons tyrannique, par l’offrande pure et simple de notre corps tout entier — au risque de nous y perdre ! Et n’est-ce pas exactement ce qui se passe dans certains égarements passionnels, lorsque, « éperdument » amoureux par exemple, nous nous engageons à « corps perdu ».

 

Résumons les étapes de la mise en place du fantasme primordial.

Elles sont logiques, et non pas chronologiques : ça parle, ça me parle, ça me veut. J’offre mon corps pour satisfaire cette demande supposée, qui est aussi promesse de jouissance, jouissance de l’effusion, celle qui nous fait « fondre en larmes » lors de retrouvailles inespérées. Mais cette jouissance de la fusion aurait un coût exorbitant si elle se réalisait « pour de bon » car, dans ce dispositif, l’enfant est en position sacrificielle, en position d’objet offert à une avidité sans visage, celle que nous ressentons par exemple lorsque nous avons peur d’être « attirés » par le vide. Le terme d’attirance suppose une intention, une « présence » donc, pourtant improbable au fond de ce vide (fig. 14).

Entre gouffre et ogre, c’est le dispositif qui hante tous les cauchemars : une intention énigmatique conduit le sujet à sa perte. Généralement nous nous défendons d’accéder à la jouissance mortifère des retrouvailles… en nous réveillant ! Il nous en reste un idéal de complétude qui s’accomplit dans l’espoir de « faire un », grâce à la rencontre amoureuse par exemple. Mais nous n’en sommes pas là.

Notre nourrisson a grandi. Il devient capable de reconnaître les personnes qui l’entourent et de repérer qui parle. Les sons articulés du langage sont prononcés par quelqu’un, une personne, un autre dont il reconnaît le visage.

Mieux encore il peut se percevoir comme un sujet distinct (fig. 15). Reconnaissant la personne qui le porte devant un miroir, il s’y reconnaît lui-même avec jubilation en découvrant la maîtrise virtuelle de pouvoir, à sa guise, animer l’image qui bouge avec ses propres mouvements et rassembler les morceaux de sa perception de lui-même. Dans la motricité même de l’acte de peindre, se retrouve quelque chose de ce moment de découverte au miroir.

On pourrait espérer que le repérage d’un lieu d’énonciation va permettre à l’enfant de comprendre que le langage qu’il entendait de son berceau sans savoir d’où il lui venait était, en fait, déjà celui qu’il voit maintenant prononcé par ceux qui l’entourent. Essentiellement sa maman et son papa, que la figuration en soit « angélique », épineuse ou composite (fig. 16). Malheureusement ce n’est pas du tout ce qui se passe !

En fait, il se dit plutôt ceci : maintenant que je vois Papa et Maman qui me parlent, qui était donc « celui » qui me parlait « avant », en ce temps du fond de mon berceau où je me sentais cerné par une intention sans visage (fig. 17) ? Rétroactivement, il pourra donner une consistance anthropomorphique à l’intention énigmatique qu’il ressentait alors ; et, inversement, se demander quelle intention se cache derrière chaque visage, derrière chaque réalité.

C’est parce que chaque étape de notre vie reste inscrite sur une des couches stratifiées de notre mémoire qu’il en est ainsi (fig. 18). Chaque moment interprète rétroactivement le précédent. Mais chaque moment de la mémoire la plus ancienne reste inscrit et peut refaire surface à tout instant en contrariant notre perception de la réalité.

C’est ainsi qu’à partir du stade du miroir s’installe dans la subjectivité un fantôme dont on ne va plus cesser de tenter de découvrir la figure, assurant pour longtemps la fortune de tous les loups et autres croquemitaines, de tous les héros aux prises avec un destin funeste et de tous les scénarios à suspense (fi g. 19). Ce fantôme c’est cet autre, imaginé de façon rétroactive, qui n’est qu’un pur effet de logique : l’insaisissable sujet du désir supposé au langage — et qui jamais ne pourra coïncider avec aucune des personnes rencontrées.

De même que jamais on ne pourra résoudre l’énigme de sa demande, d’où l’insistance de la question sans réponse : que me veut-il ?

Sans doute pas que du bien (fig. 20) ! C’est pourquoi il va falloir organiser sa défense et résister à son appel mortifère. Se prémunir — ne serait-ce que par l’image d’un double contour — contre la tentation de se rendre à son appel menaçant d’engloutissement. Représenter, c’est déjà mettre à distance la menace, ce réel obscur qui perturbe notre appréhension de la réalité.

Créer des images procéderait donc d’une stratégie de défense. De fait c’est un canular : la menace ressentie, l’appel au sacrifice ne sont qu’imaginaires puisqu’ils émanent d’une instance qui n’est qu’une pure supposition !

 

Le fantasme primordial est un socle commun, à nous tous il va connaître des destins différents.

Le fantasme primordial est un processus complexe, une sorte de mythe des origines individuel, qui garde la marque de chaque évolution particulière, une histoire « oubliée », refoulée au plus profond de nous. Il renvoie à une sorte de préhistoire du sujet qui ne s’inscrit pas dans une mémoire accessible, mais constitue pourtant la matrice de notre sensibilité et de toute notre personnalité.

Freud disait que le refoulement primordial est le refoulement de rien — il faudrait compléter sa phrase : c’est le refoulement de rien d’autre que d’une supposition !

C’est sur le mur de ce refoulement que va se construire l’histoire du sujet, et chaque étape de cette histoire viendra, dans le secret de l’inconscient, réactiver ou non des segments de sa préhistoire.

Il y a deux situations où ce refoulement ne fonctionne plus : dans l’angoisse, la sensation de danger est très réelle quoique non identifiée ; et dans l’hallucination, la certitude d’une parole étrangère, entendue « dans la tête », est totale.

La plupart du temps, le refoulement de ce fantasme primordial est très solide. Chez certains qui vont devenir des « artistes » un processus de sublimation se met en place, sous la protection de la culture qui est notre rempart collectif. L’activité créatrice s’inscrit alors dans une finalité esthétique — une manière de répondre à l’appel supposé. Mais sans s’y perdre !

Chez d’autres, la confection d’images va devenir un dispositif d’usage, voire d’usure, du fantasme primordial. Le moment de la vie où se déclenche cette activité a son importance. Un déclic est nécessaire et il est imprévisible. Ceux-là entrent dans un tête-à-tête défensif qui leur est bien particulier, et se mettent à produire les images de ce que nous appelons l’art brut.

Dans l’art brut l’image atteste —on pourrait dire témoigne — d’une réalité psychique qui se dérobe. Une étrange transparence, on pourrait dire une « transparure », la rend irréductible à sa seule surface. Elle met en perspective ce champ hors figure de l’énonciation archaïque qui nous installe durablement dans la supposition d’être cernés par une intention.

L’image est alors transfert et parure à la fois : donner figure à l’intention dont nous nous sentons l’objet, lui offrir une parure pour échapper à l’horreur du vide, ou du monstre. Faire miroiter quelque chose là où il n’y a rien qui puisse se saisir, sauf une menace existentielle que la création d’images est susceptible de médiatiser.

L’art brut nous parle d’une histoire sans paroles, d’un temps où l’expérience sensorielle ne s’inscrit que « brutalement », c’est-à-dire sous la forme d’un traumatisme dont le refoulement absorbe ces impressions premières tenaces. Dans notre mémoire, il n’en reste que des traces : des signaux que l’art brut fait parfois retentir en levant un petit coin du voile qui les recouvre habituellement. L’art brut nous parle d’un monde aux prises avec une intention sans visage, indéchiffrable. Un monde inscrit au plus loin de notre inconscient, étrange mais familier, indicible, trouvant parfois, faute de formulation, une forme pour se manifester.

Martias, qui sculpte le mur d’enceinte de l’hôpital psychiatrique où il va mourir de faim en 1943 comme tant d’autres malades mentaux en France, nous laisse à jamais l’image de la gangue mortifère qui témoigne doublement du piège — actuel et archaïque — dans lequel il se trouve (fig. 21).

Certains organisent un système, tel le « nouveau monde » que construit Aloïse (fig. 22). Nouveau monde où la cohérence est une logique associative qui se moque de la signification et de la chronologie.

Parfois des éléments sont prélevés dans la culture commune : une accroche signifiante y trouve un écho personnel. Gardant de la prime enfance l’idée d’une malveillance attachée à nos pas, c’est sans doute une représentation du « petit » qu’il était à laquelle Pruvot rattache son « petit » camp de Buchenwald (fig. 23).

Car la barbarie ne date pas d’hier : elle nous est apparue dans ce temps immémorial où le nourrisson affamé suppose à l’autre sa propre faim, et ne voit que l’avidité terrifiante sur le visage pourtant tendrement penché sur son berceau (fig. 24).

 

 

Fig. 1. Serge Sauphar. Sans titre, 1948. Gouache sur papier, 21 x 27 cm. N° inv. B352. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 2. Serge Sauphar. Sans titre, 1948. Gouache sur papier, 21 x 27 cm. N° inv. B743. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 3. Serge Sauphar. Sans titre, 1948. Gouache sur papier, 21 x 27 cm. N° inv. B727. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 4. Serge Sauphar. Sans titre, c. 1950. Gouache sur papier, 60 x 43 cm. N° inv. A798. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 5. Serge Sauphar. Sans titre, c. 1950. Gouache sur papier, 43 x 60 cm. N° inv. A799. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 6. Serge Sauphar. Sans titre, 1949. Gouache sur papier, 27 x 21 cm. N° inv. A914. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 7. Anonyme. Sans titre, avant 1950. Encre sur papier, 24,5 x 9 cm.
N° inv. A181. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 8. Anonyme. Sans titre, avant 1950. Encre sur papier, 26 x 13,5 cm. N° inv. A178. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 9. Dwight Mackintosh. Sans titre, sans date. Crayon de couleur sur papier, 56 x 76 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 10. Anonyme. Sans titre, avant 1950. Encre sur papier, 17 x 11 cm.
N° inv. A163. Photo Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 11. Dwight Mackintosh. Sans titre, 1995. Crayon de couleur et gouache sur papier, 56 × 77 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 12. Thérèse Bonnelalbay. Sans titre, sans date. Encre sur papier, 27 x 37 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 13. Karel Havlicek. Sans titre, sans date. Crayon gras sur papier, 42 x 29,9 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 14. Scottie Wilson. Sans titre, sans date. Encre et crayon de couleur sur papier, 40,5 x 30,5 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 15. Attilio Crescenti. Sans titre, sans date. Encre sur papier, 45,5 x 45,5 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 16. Annabel Romero. Sans titre, 1989. Encre et feutre sur papier, 21 x 29,5 cm. N° inv. C669. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 17. Jaime Fernandes. Sans titre, sans date. Stylo à bille sur papier, 25 x 32 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 18. Rudolf Horacek. Sans titre, sans date. Crayon de couleur sur papier, 40 x 30 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 19. Annabel Romero. Sans titre, 1990. Feutre sur papier, 21 x 29,5 cm. N° inv. C690. Archives de la Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 20. Georgiana Houghton. Sans titre, sans date. Gouache sur papier, 48 x 34,8 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 21. Adrien Martias. Sans titre, 1942. Moellon brut sculpté, 13 x 18 cm. N° inv. C635. Archives de Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 22. Aloïse Corbaz. Sans titre, sans date. Crayon de couleur sur papier, 33 x 24,3 cm. Paris, collection abcd.

Fig. 23. Marcel Pruvot. Sans titre, c. 1950. Encre sur carton,
12 x 12,5 cm. N° inv. C294. Archives de Section du Patrimoine de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie.

Fig. 24. Anselme Boix-Vives. Michel Simon, signé, daté « 3.3. 1969 ». Ripolin, gouache sur carton, 70 x 62 cm. Paris, collection abcd.