Carnet de notes / Jean-Louis Lanoux

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Ses origines

C’est au sortir du deuxième conflit mondial que commence l’histoire de l’art brut. Un certain flou entoure cette naissance.
 Le voyage de Jean Dubuffet en Suisse du 5 au 22 juillet 1945 en compagnie de Jean Paulhan  et Le Corbusier fut déterminant. Dans son Guide d’un petit voyage en Suisse, publié en 1947, Paulhan relate que Dubuffet « courut dans les asiles d’aliénés de l’endroit » et qu’il acquit « divers dessins et gouaches ». 
La découverte récente d’une lettre de Jean Dubuffet à Raymond Queneau, antérieure à ce voyage , atteste cependant que ses recherches remontent au moins au printemps 1945. Dubuffet y sollicite déjà des informations au sujet d’Auguste Forestier, dont une sculpture figurait chez le poète Paul Eluard que Dubuffet venait de renconter au printemps 1944. Eluard qui avait dû se cacher à l’asile de Saint-Alban en Lozère pendant la guerre y avait sans doute découvert Forestier. A la curiosité vagabonde d’un collectionneur surréaliste qui se délecte autant du hasard objectif d’une rencontre avec une œuvre que de la possession de celle-ci, Dubuffet va substituer d’emblée un comportement de prospection systématique doublé d’une intense activité théorique et promotionnelle. N’hésitant pas à mettre au profit de cette entreprise son expérience d’homme d’affaires, acquise avant de commencer sa carrière de peintre, Jean Dubuffet lui donnera une portée européenne et internationale qui anticipe, de par le caractère universel de l’art brut, sur une mondialisation bien comprise.

 

Une définition, deux critères

L’art brut, dans nos préjugés, jette sa pomme de discorde. Cette salubre capacité lui vient de combiner deux critères hétérogènes dans sa définition. Un critère sociologique : les productions de l’art brut émanent de « personnes obscures, étrangères aux milieux artistiques professionnels » (La compagnie de l’Art Brut, notice de 1963). Un critère esthétique : ces productions de toutes natures présentent « un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l’art coutumier ou des poncifs ».
 Toute la richesse et toute l’ambiguïté du concept d’art brut sont là.
 Des deux critères, ce n’est pas le premier, le critère sociologique, qui pose le plus de problèmes. Il est en effet assez facile de constater que quelqu’un n’appartient pas au sérail corporatif des arts, même si de nos jours une nouvelle génération d’artistes répugne à afficher ses apprentissages. Il est moins aisé d’apprécier si ses créations sont marquées au coin de la découverte. 
Que veut dire en effet l’assertion de Dubuffet suivant laquelle les créations d’art brut « font appel au fond humain originel » ? Que signifie que leurs auteurs tirent leurs thèmes, leurs idées et leurs moyens d’expression de leur « propre fond », de leurs « impulsions et humeurs propres, sans souci de déférer aux moyens habituellement reçus, sans égards pour les conventions en usage » ? Cela veut dire Carlo, Darger, Domsic, Hodinos, Monsiel, et autres. Il y a autant de réponses que de créateurs. Chacune de leurs œuvres enrichit et modifie, à sa façon, la définition de l’art brut.

 

Un concept

Trouvaille formelle à l’image de ce qu’il désigne, l’art brut touche juste parce qu’il condense en deux mots brefs et simples plusieurs niveaux de compréhension. Comme l’inconscient pour le psychisme, le signifiant pour le langage, la pensée sauvage pour les sociétés primitives, le concept d’art brut démontre son efficacité en opérant un découpage nouveau dans le champ de réalité dont il traite. La remise en question des principes qui régissaient la méthode de connaissance de cette réalité, voilà ce dont il tire d’abord sa légitimité.
 L’art brut, ce n’est pas une somme où l’on additionnerait tout l’art des fous + tout l’art des médiums + tout l’art des prisonniers + tout l’art des autodidactes + tout l’art des illettrés. Il est des dessins de parfaits délirants qui, faute de l’originalité que leurs auteurs savent mettre dans leurs croyances, n’appartiennent en aucune façon à l’art brut. L’art brut rassemble en une totalité organique, protéiforme et complexe, les œuvres émanant des familles artistiques énumérées ci-dessus si tant est que s’y mêle l’invention.
 L’art brut est donc un concept globalisant. En tenant pour caduques et illégitimes des distinctions universellement admises, il aboutit paradoxalement à une nouvelle répartition à l’intérieur du champ artistique. Ce faisant, il fait sens. Du point de vue du spectateur, il exprime l’effet de dévoilement irruptif, violent et fascinant qui se dégage des créations. Du point de vue du créateur, il rend compte de la proximité de l’œuvre avec des matériaux psychiques originels qui demeurent le plus souvent cachés sous la banalité ou l’excentricité de la vie ordinaire.

 

Cloisonnement arbitraire / voisinage profitable ?

Plutôt que de nous apporter des réponses toutes faites, l’art brut nous invite à nous poser des questions. 
A l’inverse d’un unanimisme de surface qui ne craint pas de prétendre que tout est équivalent dans le monde de la création, l’art brut tient la soumission au goût de la majorité pour une médiocre vertu. Il nous invite à discerner l’enthousiasmante ivraie de l’invention, parmi ce qui passe pour du bon grain.
 Nul ostracisme cependant ne s’attache à cette démarche. L’art brut ne s’interdit ni l’expression abstraite (Palanc), ni l’expression minimale (Oswald Tschirtner). Habiles à s’affranchir du tabou des bons et des mauvais usages, trouvant dans la pénurie de moyens un stimulant, peu enclins à sacraliser les matériaux traditionnels, les créateurs d’art brut peuvent donner le sentiment d’être en avance sur les formes ou les techniques artistiques d’aujourd’hui. En 1894, à la clinique psychiatrique de Heidelberg, Marie Lieb, sur le plancher de sa chambre, faisait déjà des installations. 
Ceux qui reprochent à l’art brut d’opérer des cloisonnements arbitraires sont souvent ceux qui savent combien son voisinage peut être profitable à l’art contemporain. Mais il y a autant de distance entre une machine de Heinrich Anton Müller et une sculpture méta-mécanique de Jean Tinguely qu’entre un masque africain et Les demoiselles d’Avignon. Cela ne signifie pas que Picasso ou Tinguely soient des nuls, cela veut simplement dire qu’ils évoluent dans une autre dimension. 
A l’art contemporain, l’art brut, selon nous, n’est pas systématiquement opposé. Il communique même avec lui, mais comme des plans radicalement contraires communiquent, par exemple, dans les perspectives aberrantes du graveur Maurits Cornelius Escher dont les personnages, quand ils gravissent un escalier, ne sont jamais sûrs de ne pas se retrouver à l’étage en dessous. Dans le discours de la culture devenu majoritaire dans l’art contemporain, l’art brut apporte la dimension du lapsus, de l’acte manqué.

 

Culture

Loin de se reposer sur des certitudes, abcd souhaite soulever de vrais problèmes inhérents à la notion d’art brut. 
Pour n’évoquer que le principal, elle considère qu’on ne saurait se dérober à interroger le type très particulier de rapport – ou de non rapport – entretenu par l’art brut avec la ou les culture(s). Si les intuitions de Jean Dubuffet sur ce point sont justes, s’il touche bien à quelque chose d’essentiel, on constate que la tournure conflictuelle qu’il a dû donner à ses analyses, pour marquer sa coupure épistémologique, ne lui a pas permis d’expliciter à fond et en finesse cette altérité flagrante.
 Très vite, ses adversaires ont fait remarquer qu’Aloïse était tout sauf analphabète ou qu’Adolf Wölfli, comme Andy Warhol, s’était servi dans un collage de l’image de la soupe Campbell.
 En dépit de son apparente pertinence, cette objection reste superficielle. L’intégration d’éléments culturels dans une œuvre d’art brut, loin d’aboutir à un quelconque effet de citation ou de référence, vient se mettre au service d’une expression autarcique du sujet créateur. Les emprunts que l’art brut fait à la culture, à la culture populaire notamment, il les fait sur un mode si décalé que, changeant de nature ils se mettent à fonctionner à la façon des restes diurnes dans un rêve.

 

Facteur de crise

De par le monde, sans égard aux frontières, aux clivages sociaux, à ce qui oppose équilibre et troubles psychiques, des œuvres écrites ou plastiques (pour la plupart) appartiennent au domaine mouvant et complexe de l’art brut.
 Partout où, derrière une diversité apparente, règne une culture officielle, il y a des créateurs que les institutions répugnent à considérer comme des artistes véritables et qui, par goût ou par tempérament, ne s’inscrivent pas eux-mêmes volontiers dans le système ordinaire des beaux-arts. Leur art excessif et furtif, terrible et errant, sincère et menacé n’en constitue pas moins l’affirmation absolue de l’humanité sous sa forme splendidement individuelle.
 Par des moyens de haute folie, l’art brut réagit à des maladies mentales qui envahissent la planète : l’uniformisation, le productivisme, le clonage, la démonétisation, le fanatisme. On reconnaît l’art brut à ce qu’il vient mettre en crise un consensus artistique fallacieux reposant sur des notions admises sans examen sous le prétexte qu’elles s’adaptent aux conduites sociales en vigueur à notre époque hyper industrielle. Les notions de génie, de spécialiste, de pédagogie, celles de musée, d’argent et de pérennité, notamment.

 

Dans l’orbite

Dans la nébuleuse de ce qu’on dénomme outsider art, la navette abcd choisit de rester dans l’orbite de l’art brut, la planète mère. Non par dédain des confins galactiques ou par regret nostalgique du Big bang culturel du milieu du XXe siècle, mais parce que l’art brut, tel que l’ont défini Jean Dubuffet et Michel Thévoz, reste la source la plus rafraîchissante où étancher notre soif de vérité. Or l’accès à cette source est devenu plus difficile. Des sens parasites se sont agglutinés à la définition d’origine. Par glissements progressifs on a parfois confondu l’art brut avec un soi-disant art des autodidactes qui n’est souvent que l’art de ceux dont les ambitions ne sont pas à la hauteur du talent ou dont les galeries d’art n’ont pas voulu. Car il ne suffit pas de ne pas faire partie du petit monde des intellectuels pour faire de l’art inventif. Créer à l’écart des circuits de diffusion ne garantit pas automatiquement contre la banalité ou la médiocrité. Ce n’est pas parce que l’art brut dénonce une démarche artistique esthétisante, prisonnière de sa filiation savante, soucieuse de parades sociales et non de recherche, que les humbles, les pauvres, les exclus se trouvent pour autant les garants obligés d’une virginité culturelle de jour en jour plus improbable. Dans ce contexte, abcd ambitionne de contribuer à restaurer une indispensable lisibilité. Elle se situe à l’encontre de commentaires ou d’expositions insuffisamment clivants. Réagir contre la tendance actuelle à diluer l’art brut dans une rebellion de surface, une esthétique conviviale pseudo-démocratique, voire une simple culture de proximité, lui semble le moindre des préalables. L’expérience prouve que l’art brut, lorsqu’il n’est pas préalablement dénaturé, satisfait aux aspirations d’un public qui cherche l’authenticité.