L’ART BRUT ENTRE AU MUSEE ! entretien avec Bruno Decharme

BRUNO DECHARME . copyright Natahalie Mey

L’art brut entre au Musée ! Entretien avec Bruno Decharme

Sophie Duplaix : Quelle a été l’impulsion pour commencer cette collection qui a fait en 2021 l’objet d’une donation exceptionnelle au Musée national d’art moderne ? A-t-elle pris le chemin de l’art brut dès l’origine ?

Bruno Decharme : Je ne suis pas collectionneur dans l’âme, je n’aime pas accumuler. Je me suis fait en quelque sorte piéger par la passion de l’art brut. Je n’aurais pas imaginé collectionner autre chose. J’ai rencontré l’art brut en 1977, en découvrant la collection de Jean Dubuffet donnée à la Ville de Lausanne. Dans les années 1980, je me rendais également assez souvent dans le petit musée en région parisienne, qui abritait la collection de L’Aracine, aujourd’hui visible au LaM [Lille Métropole – Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut] à Villeneuve d’Ascq. Je suis aussi devenu ami avec les premiers collectionneurs privés d’art brut. À cette époque, nous nous comptions sur les doigts d’une main. Mon intérêt était alors plus intellectuel que visuel, mais je me suis laissé aller à de premiers achats – les œuvres étaient alors très bon marché – et de fil en aiguille, je suis devenu « accro ». Cette addiction avait pour origine une période de ma vie où je suivais des cours de philosophie, dans les années 1970. On remettait alors radicalement en question l’idéologie dominante de la société contemporaine. On s’intéressait aux marges, à l’altérité. Je suivais les enseignements de Louis Althusser, Gilles Deleuze, Jacques Lacan, Michel Foucault, Jacques Derrida et bien d’autres. J’avais aussi appris qu’en Suisse, un jeune professeur du nom de Michel Thévoz, directeur de la Collection de l’Art Brut, communiquait sa passion avec brio. La découverte des œuvres abritées à Lausanne ­– des œuvres que je percevais comme venues d’un monde totalement inconnu – fut un choc intense, une émotion qui, dès lors, ne cessa de nourrir ma vie. Tous les questionnements abordés au cours de mes années à l’université prenaient sens avec ces productions d’art brut, avec leur histoire, leur processus de création. Et, le temps passant, je me suis rendu compte qu’en réalité, ce qui faisait naître en moi un intense plaisir était le contact direct avec les œuvres plutôt que leur approche intellectuelle. Sans doute ma rétine est-elle plus développée que mon cerveau ! Collectionner l’art brut a peut-être aussi à voir avec mon métier de réalisateur qui (se) raconte des histoires, élabore des fictions. C’est également une activité très concrète, un peu comme celle de l’architecte. Collectionner relève pour moi de la construction… d’une cathédrale : c’est ma Sagrada Familia.

S.D : Qu’est-ce qui vous fascine dans l’art brut ?

B.D : Collectionner l’art brut relève pour moi d’une sorte de rituel d’ensorcellement. Quand on est envoûté, il est très difficile de reprendre ses esprits pour rationaliser, mais puisque vous m’y invitez, je vais tenter de répondre. Le sortilège tient entre autres à l’énigme que semblent contenir ces œuvres. Elles sont étranges, troublantes, à la fois inquiétantes et souvent très belles : elles nous mettent en arrêt. Est-ce parce qu’elles répondent à une sorte d’appel archaïque enfoui en chacun de nous ? En écho aux structures psychiques issues de notre petite enfance, ce temps où les messages venant de l’extérieur – les parents, l’entourage – sont vécus par le tout petit comme des sons dont il ne comprend pas le sens, une sorte de magma informe qui peut être rassurant ou menaçant ? Ces œuvres, pour beaucoup d’entre elles, recèlent de nombreux niveaux de lecture. Regardons par exemple un dessin d’Adolf Wölfli: les partitions musicales se font aussi rivières ou éléments décoratifs, voire motifs anthropomorphes. Pour d’autres, il n’est pas rare que le dessin se fasse écriture ; une pluie de signes hétéroclites et mystérieux inonde la feuille, comme si les frontières se disloquaient, comme si nos certitudes, les normes, les hiérarchies se dérobaient sous nos pieds.

Je suis particulièrement sensible aux artistes qui imaginent des systèmes destinés à sauver le monde, le soigner. L’œuvre de Henry Darger est à ce titre bouleversante : sa façon de témoigner de l’horreur que subissent les êtres arrachés à l’univers merveilleux de l’enfance agit par effet de contraste. Il représente des massacres effroyables, mais dans un écrin idyllique, sa dénonciation est alors implacable : l’Eden est souillé, violé. Je suis aussi passionné par les adeptes des calendriers, des grilles, des schémas, comme c’est le cas de Zdenek Košek, avec ses diagrammes météorologiques. Comme je l’ai exprimé dans un entretien, « Qu’un de ces artistes mette de l’ordre, à condition qu’il soit au service de desseins grandioses, c’est-à-dire qu’il dépasse l’organisation de notre quotidien, et la machine à rêves s’emballe. Peu importe qu’on les comprenne ou pas, c’est l’ordonnance qui fascine, comme dans les œuvres énigmatiques de Melvin Way. Toute formule “esthétiquement poséeˮ est rassurante : est-ce parce qu’elle fait figure de loi et induit donc que la situation est apparemment sous contrôle[1] ? »

S.D  : Dans vos choix d’œuvres, avez-vous cherché à tenir compte de l’histoire de l’art brut en comblant progressivement les lacunes en vue d’une collection exemplaire dans ce domaine ?

 B.D : La constitution de ma collection suit plus ou moins deux voies. L’une est intuitive, incontrôlée : une œuvre surgit et « il me la faut » absolument. Il n’y a alors aucune pensée d’ordre rationnel. L’autre voie est celle de la réflexion, avec la tentative d’embrasser une partie du champ de l’histoire de l’art brut, d’en restituer des moments importants. J’ai ainsi fait des efforts particuliers pour acquérir des œuvres qui sont des marqueurs de cette histoire. J’ai par ailleurs beaucoup fouillé, cherché, prospecté pour découvrir des œuvres inconnues. Tout ce que j’avais acquis commença alors à ressembler à un ensemble cohérent et j’ai imaginé développer un projet qui dépasse la seule constitution d’une collection. À partir de la fin des années 2000, la collecte s’est donc enrichie avec la création, sous la direction de Barbara Safarova, de l’association abcd (art brut connaissance & diffusion), un groupe de recherche autour de l’art brut. Nous avons commencé à organiser des expositions, publier nos travaux, etc. Le rôle de Barbara est essentiel dans mon aventure de collectionneur. Sans elle, je n’aurais sans doute pas mené la collection là où elle est aujourd’hui. C’est une chercheuse, une chineuse d’idées, et moi, un ramasseur d’objets. Posséder ne l’intéresse pas, elle aime poser un regard scientifique sur cet art que je collectionne, et moi, j’aime bâtir, pierre après pierre. Sa pensée a fondamentalement nourri mon regard. Je m’appuie sur son expertise critique et peux ainsi me laisser aller à la rêverie que me procurent les œuvres. Nous nous complétons et notre fusion a permis de créer abcd, le fruit d’une collection et d’une réflexion sur l’art brut. Et même si je dois confesser que je demande rarement un avis lorsqu’une œuvre m’interpelle, je demande souvent celui de Barbara. Mais pas une fois en vingt-cinq ans elle n’a discuté mes achats, réalisés pourtant souvent au détriment du confort de notre famille. Notre collaboration est tout aussi féconde avec la production des films consacrés à ces artistes : Barbara en est en quelque sorte l’autrice, et moi le réalisateur. Par la suite, à partir de 2015, j’ai réfléchi à l’avenir de ma collection, à la protection de ce corpus d’œuvres majeures représentatif de l’histoire de l’art brut mais constitué aussi à travers mon regard subjectif. Différentes options ont été envisagées. Certaines n’ont pu se réaliser, tel un projet de musée lié au Palais du Facteur Cheval. J’avais aussi imaginé la création d’un fonds de dotation pour protéger cet ensemble. Enfin, en 2021, s’est présentée l’opportunité de faire exister de façon exceptionnelle l’art brut au sein des collections du Musée national d’art moderne [Mnam] au Centre Pompidou, avec une donation de mille œuvres environ, une salle dédiée, et la création d’un pôle de recherche et de réflexion.

S.D : Vous avez élargi vos choix à des artistes qui ne sont pas « répertoriés » comme des artistes d’art brut au sens initial du terme, parce qu’ils sont plus jeunes, parce qu’ils appartiennent à des aires géographiques non explorées, ou pour d’autres raisons. Vous sentez-vous toujours à l’aise avec le terme d’« art brut » appliqué à votre collection ?

B.D : L’histoire de l’art brut est assez complexe, notamment parce que cet art ne fait pas école. Il ne s’agit pas d’un mouvement, il n’y a pas un style unificateur, ni une pensée fédératrice. L’art brut relève pour une grande part du regard de chaque collectionneur. Pour ma part, je me réfère aux balises que Jean Dubuffet a posées dès la constitution de la Compagnie de l’Art Brut. Son regard a toutefois évolué au gré de ses propres recherches. Le premier directeur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne puis les directrices successives ont également apporté leur propre regard. Le champ de l’art brut évolue avec son temps. Les productions issues de l’altérité prennent de nouvelles formes et les collectionneurs y appliquent également leur propre filtre. Par conséquent, même si je m’inscris dans la filiation de Dubuffet, mon regard est différent et je n’intègre pas forcément certaines des œuvres qu’il avait choisies. Mais à défaut d’un autre terme, ce que recouvre celui d’« art brut » – que d’ailleurs je n’aime pas trop – me convient. Il autorise une évolution dans le temps et selon les moments de l’histoire. L’art brut se constitue à partir de conditions sociologiques, psychologiques, psychiques, souvent radicalement éloignées de celles de la production de l’art que l’on l’étudie dans les écoles. Pour autant, ces œuvres d’un genre particulier font aussi partie de l’histoire de l’art. En les sortant de l’hôpital ou de la marginalité, Jean Dubuffet les a placées malgré lui dans cette histoire, même si son coup de génie s’est aussi accompagné d’une forme de ghettoïsation. Mais avec le temps, les barrières ont petit à petit cédé et cet art brut s’est retrouvé libre, livré à tous les vents, pour le meilleur et pour le pire. Parfois, je me dis que Dubuffet avait finalement raison de vouloir protéger ces œuvres de la banalisation et de leur marchandisation, dont le problème est davantage l’inflation de propositions souvent médiocres – il faut bien alimenter le marché – que la montée de leur prix. À nous donc d’être vigilants. Le respect de cette double attention, à l’inscription dans l’histoire de l’art et à la particularité, a été au cœur de ma démarche lorsque nous avons réfléchi à une donation au Mnam. Selon moi, celle-ci devait à la fois posséder son périmètre propre et s’intégrer à l’histoire des collections. Non pas en établissant un dialogue, ce qui serait illusoire quand on sait le lien social distendu, voire inexistant, de ces artistes avec nous – c’est-à-dire « l’autre » –, mais à travers les confrontations, des mises en perspective que nous décidons. Nous tous, artistes ou non, « fous » ou « saints d’esprit », avons les mêmes questionnements plus ou moins consciemment formulés, les mêmes angoisses existentielles, les mêmes interrogations face aux énigmes qui nous assaillent. Chacun y apporte ses propres réponses, les exprime avec son propre langage, ses propres savoirs, miroirs de sa propre histoire. Tout mettre au même niveau, comme s’il y avait une pensée unique, me semble dangereux. Cet art brut se situe dans un ailleurs qui relève autant de l’art que d’une forme de science ou de religion, et, par conséquent, il faut tenter de décrypter ces particularités pour mieux comprendre l’« autre », et ainsi mieux l’accepter, le respecter, voire l’aimer.

S. D : Comment avez-vous procédé plus précisément pour le choix des œuvres que vous souhaitiez voir rejoindre les collections du Mnam ? Et qu’attendez-vous du dispositif mis en place autour de votre donation en termes de valorisation et de recherche ?

B.D : Le choix a été très simple. J’ai pris en compte tous les artistes de ma collection, ou presque. J’ai sélectionné les meilleures productions de chacun, et je suis arrivé à un millier d’œuvres environ. Il s’agit d’un panorama historique et géographique qui permet aux équipes du musée de faire un travail de fond à partir de ce corpus, ce qui correspond à la dimension de recherche de ma proposition de donation, dont j’attends beaucoup. Parvenir notamment en premier lieu à convaincre les acteurs du musée de l’importance de cet art et, pourquoi pas, susciter chez eux des vocations, du moins des intérêts de recherche. Mon espoir est que cette donation agisse comme un aiguillon pour penser l’art autrement, casser les catégories de la pensée : art, science, philosophie, religion, etc. Il me semble que l’histoire de l’art du xxe siècle procède déjà de ces tentatives de ruptures, et l’art brut témoigne pleinement de cette remise en question. Je vois combien, en plus de quarante ans, l’art brut a gagné en légitimité. Quand j’ai commencé à collectionner à la fin des années 1970, il n’y avait pratiquement pas de collections privées. S’il y avait de rares expositions d’art brut, elles étaient plutôt confidentielles, avec un maigre public de quelques passionnés. Aujourd’hui, l’un des plus grands musées au monde accueille ma collection. Le Grand Palais organise une exposition qui doit réunir les plus belles œuvres d’art brut et raconter leur histoire extraordinaire. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une manifestation autour du sujet ne soit proposée. J’espère aussi dans un deuxième temps convaincre d’autres collectionneurs d’imaginer des donations pour enrichir la mienne. Je forme le vœu que le Centre Pompidou, après ses travaux de rénovation, offre une salle plus conséquente à l’art brut et encore plus de visibilité au sujet.

S.D : Avez-vous des artistes préférés, ou sont-ils tous pareillement vos enfants ?

B.D : Ils sont tous mes enfants, mais la cohérence de ma collection s’étant imposée petit à petit, j’ai quand même opéré des choix, établi des hiérarchies. Il y a des enfants plus doués que d’autres qu’il faut accompagner vers l’excellence, sans pour autant négliger ceux aux capacités plus modestes. Certes, l’histoire de l’art invite à sélectionner le plus strictement possible, mais le regard subjectif du collectionneur et ses découvertes priment. Ainsi j’ai mis en avant des artistes ignorés, qui sont pour moi exceptionnels, comme Zdenek Košek, ou encore Janko Domšič, dont j’ai pu sauver un corpus inestimable et inconnu. L’œuvre de Košek me fascine tout particulièrement. Je l’ai connu grâce à Terezie Zemánková, la petite-fille de l’artiste Anna Zemánková. Lorsque je l’ai rencontré, il venait de traverser une période très douloureuse de sa vie, émaillée de nombreux séjours en hôpital psychiatrique. L’œuvre de Košek a ceci de particulier qu’elle est à double face, si je puis dire. C’est un peintre avec une production de style expressionniste plutôt classique. Mais il a développé aussi une création d’une grande inventivité qui n’a rien de commun avec son travail de peintre. Il s’agit d’une œuvre extraordinaire, qui témoigne de son obsession pour le ciel, une œuvre conçue pendant ses sombres périodes de crises psychotiques. Au sortir de cette histoire douloureuse et pour tenter de s’en détacher, il a voulu tout jeter. J’ai alors pu sauver de la poubelle un grand nombre de ses œuvres, des talismans fabuleux.Košek était persuadé d’avoir pour mission de commander l’univers. Il se sentait traversé par un flux ininterrompu d’informations et habité par la nécessité de tout consigner et transmettre. C’est pourquoi il notait sans hiérarchie sur des supports de toute nature (cahiers d’écolier, cartes géographiques, pages de revues…) les données -– lettres, chiffres, sons, signes divers – qu’il percevait comme étant constitutives de phénomènes d’ordre météorologique à maîtriser. À l’occasion du film-portrait que je lui ai consacré, il expliquait : « Je n’étais pas seulement maître du temps mais aussi de la politique, j’ai nommé Vaclav Havel président de la République. Je me croyais immortel. Ma tête était comme un tourbillon, un éventail quand je faisais tous ces dessins. J’étais le maître du monde, et j’avais l’énorme responsabilité de résoudre tous les problèmes de l’humanité. Si je ne les résolvais pas, qui d’autre le ferait[2]? »

Un autre artiste dont la production me passionne est Janko Domšič. Ses dessins sont remplis de surhommes habités par des puissances divines. Réalisés au crayon de couleur, au stylo à bille et au feutre, ils sont associés à des figures géométrisées et à des textes mêlant français, croate et allemand, qui listent des bribes de sa vie, reprennent des extraits de chansons et ont Dieu pour sujet central. Le lexique de l’artiste fait référence à des idées mystiques, à la franc-maçonnerie, ou encore à l’économie. Des symboles graphiques forts – le pentagramme, la svastika, le dollar, la faucille et le marteau communistes, la croix orthodoxe – et les rayons venus du ciel structurent une œuvre volontairement codée, de laquelle se dégage un sentiment de puissance énigmatique. La fascination tient aussi pour moi au fait que tous ces symboles sont présents dans l’iconographie du xxe siècle et raisonnent profondément en chacun de nous. L’histoire de ces acquisitions est un conte de fée. En 2004, j’avais organisé l’exposition « À corps perdu » au Pavillon des Arts à Paris. J’avais déjà deux petits dessins de Janko Domšič, achetés à Alain Bourbonnais. Une reproduction d’une des œuvres avait été choisie pour l’affiche, dont un grand tirage figurait à l’entrée de l’exposition. Quelques jours avant sa clôture, une personne déposa un Post-it à l’accueil précisant qu’elle possédait de nombreux dessins du même artiste. Sachant à l’époque que les œuvres de Domšičétaient toutes entre les mains de Bourbonnais, je m’étonnais de cette information. Avec méfiance et sans conviction, j’appelai tout de même cette personne, et rendez-vous fut pris. Dans un appartement modeste du quartier de l’avenue de Clichy, M. Trovato me fit alors entrer dans la salle à manger et sur la table je découvrais, médusé, une cinquantaine de dessins plus beaux les uns que les autres, dont cinq grands formats, des chefs-d’œuvre absolus. Ce monsieur était peintre en bâtiment et vivait dans le même immeuble que celui de Janko Domšič, alors décédé depuis 1983. La solidarité était forte à l’époque et l’avenue de Clichy était dans une zone encore en marge. Les habitants de l’immeuble avaient donné à Domšič l’autorisation d’habiter au dernier étage, sous les combles, au bout d’un couloir qui distribuait des chambres de bonnes. Il s’était fait une sorte de cabane à l’aide de ses dessins sur cartons. Tous les jours, Domšič travaillait dans un café, et c’est là que Bourbonnais avait fait sa connaissance et acquis un certain nombre de ses dessins, mais Domšič en avait gardé parmi les plus beaux. À son décès, la gardienne avait fait le ménage du réduit qu’il occupait et déposé les dessins dans la rue contre les poubelles. En sortant le matin de chez lui pour se rendre au travail, M. Trovato, qui avait l’œil, sauva ces merveilles de la destruction. Mais comme son épouse les trouvait affreux, il avait dû les entreposer sous le lit, jusqu’à notre rencontre ! Je me retrouvais alors dans l’inconfortable situation du collectionneur face à la chance de sa vie avec un monsieur qui ne comptait pas lâcher son sauvetage. La détestation de son épouse pour ce travail et la somme que je proposais finirent par le convaincre. Je sélectionnais une trentaine des plus beaux dessins. Le Centre Pompidou en a reçu un bel ensemble par ma donation, dont un somptueux grand format.

S.D : Y a t-il d’autres thématiques propres aux œuvres d’art brut qui vous intéressent plus spécifiquement ?

B. D : Au travers des deux exemples que je viens d’évoquer, je m’aperçois que je suis particulièrement sensible à ces artistes de la démesure, à ces voyageurs célestes, qui embrassent le monde. Dans ce registre, Adolf Wölfli est un maître. Au moment de son internement dans un hôpital psychiatrique, il va affirmer qu’à compter de ce jour, il a tout oublié : cela marque pour lui le début d’une « seconde vie ». On retrouve également cette métaphore dans une déclaration d’Aloïse Corbaz après son propre internement : elle explique avoir vécu une renaissance alors qu’elle se sentait réduite à l’état de « boue noire » à la suite d’une mort symbolique. Son monde sera dès lors celui du merveilleux et de la volupté qu’incarnent des rois et reines, des princes et princesses, baignés dans des fleurs aux couleurs suaves, monde dont elle s’imagine être la grande ordonnatrice. Wölfli, quant à lui, veut dominer tout à la fois l’Espace, mais aussi la Création et l’Eternité. Ses inventions plastiques sont époustouflantes : il agence des réseaux complexes dans lesquels les jeux avec la perspective et la dimension décorative confèrent aux œuvres un caractère à la fois ornemental et rythmique. Dans les notices biographiques que nous avons consacrées à l’artiste avec Barbara, nous décrivons son parcours, depuis l’anéantissement jusqu’à la réinvention du Tout – l’histoire, la géographie, la religion, la musique… – de la façon suivante : « “Rejetéˮ, victime d’un “amer accidentˮ, Wölfli se nomme lui-même “Saintˮ, “Grand-Grand-Dieuˮ, “Génieˮ, ou bien “Adolf IIˮ, “Empereurˮ. Dans son monde, il échappe à tous les accidents ou “attaques de monstresˮ. Et s’il meurt, il ressuscite. Mais il se surnomme aussi “Doufiˮ – petit être chétif, perdu au milieu d’un monde effrayant, enfermé dans une spirale sans fin, allongé sur son lit de mort, dans son cercueil, au centre d’un labyrinthe[3]. » Cette image est bien visible dans la partie droite du grand dessin de 1915 qui fait partie de la donation. Cette œuvre est probablement une des œuvres les plus importantes de l’art. Pour la petite histoire, je l’ai acquise il y a bien longtemps dans une vente publique en Suisse. Personne ne s’intéressait à Wölfli à l’époque et j’ai pu l’obtenir pour très peu d’argent. Depuis, il ne s’est pas passé une année sans qu’un collectionneur ne me fasse une offre parfois stratosphérique pour l’acheter. Il y aurait du reste à ce sujet matière amusante pour un psy : pourquoi il m’a été impossible de vendre certaines de ces merveilles, préférant les donner, alors que d’autres œuvres, qui ne sont pas dans cette donation et qui reviennent à mes enfants, je n’ai pas de problème à les voir remises par eux sur le marché, s’ils le souhaitent.

Pour revenir à Aloïse Corbaz, évoquée plus haut, comment ne pas s’émerveiller devant son grand dessin, un des fleurons de la donation. La plupart de ses œuvres sont réalisées sur du papier de type Canson, que sans doute l’hôpital lui fournissait. Sa production la plus émouvante est pour moi celle qui utilise des papiers de type Kraft qui avaient emballé les colis qu’elle recevait ou qui étaient livrés à l’hôpital. Aloïse se délectait à les froisser puis à les repasser – elle était chargée du linge –, et souvent on retrouve les timbres et les cachets de la poste. Ces œuvres témoignent de la précarité des matériaux utilisés, de l’intérêt pour leur texture, mais aussi de l’importance que l’artiste accordait au voyage parcouru par les colis, un lien avec l’extérieur dont elle était privée. Un grand rouleau dormait en haut d’une bibliothèque, recouvert de poussière. Le médecin qui le possédait l’avait reçu d’un collègue qui s’était occupé d’Aloïse Corbaz (je ne sais s’il s’agissait du Dr Hans Steck, ou Dr Alfred Bader). Ce dessin fait partie de ses premiers grands formats. Une autre merveille d’Aloïse est le cahier La Blanche Cavale, qui a appartenu à Jacqueline Porret-Forel, la médecin généraliste qui s’occupa d’elle et qui fit un travail de mémoire essentiel, avec un catalogue raisonné. D’après cette dernière, ce cahier serait le plus exceptionnel dans cette série, par sa richesse et sa complexité.

S. D : Quel serait selon vous le chef-d’œuvre de votre donation ?

B. D: Toutes les œuvres de cette donation ont été choisies avec attention et, de mon point de vue, toutes ont leur importance. Mais parmi les œuvres que je considère comme des chefs-d’œuvre, se trouve cette merveilleuse gouache de Georgiana Houghton. Là encore, il s’agit d’un conte de fée pour collectionneur. Il y a une quinzaine d’années, lors d’une foire à Cologne, la galeriste Susanne Zander me montre un dessin, sans encadrement, mis de côté dans un carton à dessin, et qui semble anonyme. Je suis fasciné par cette gouache et je lui achète pour une bouchée de pain. Le temps passe et je visite une exposition importante présentant des œuvres dont le trait ressemble à celui du dessin que j’avais acquis. Par un rapprochement plastique et technique, on découvre alors de façon évidente qu’il s’agit d’une œuvre de Georgiana Houghton. Elle avait notamment mis au point une technique à la gouache, extraordinaire par sa précision, et qui n’accepte aucun repentir. Le dessin de ma donation a ceci de particulier qu’il est le plus « dramatique » de sa production, et d’un grand format (48 x 35 cm), alors que la plupart sont plus petits. Jusqu’à il y a dix ans, ses travaux dormaient au sein de deux institutions, l’une en Australie, l’autre en Angleterre. Deux dessins seulement sont en collections privées, en plus du mien, plutôt celui qui est maintenant au Centre Pompidou ! Ce visage est fascinant, on se sent aspiré par ses volutes, pris au piège de ces lignes labyrinthiques, happé par les parties de cerveaux : une image de la mort. Ce dessin de Georgiana Houghton et le grand dessin à la mine de plomb d’Adolf Wölfli sont probablement les deux œuvres auxquelles je suis le plus attaché. Leur donation fut un déchirement autant qu’un immense bonheur. Mais lorsque je les vois présentés au public au sein du musée, mon plaisir est intense, ma joie est totale. J’ai alors un peu le sentiment d’avoir rempli ma mission. J’ai « décapité » ma collection du meilleur pour faire cette donation. J’ai donné le reste à mes enfants. Mon plaisir est maintenant d’accompagner les actions d’art brut au Centre Pompidou.

Bruno Decharme est réalisateur et collectionneur d’art brut. Il a effectué en 2021 une donation de près d’un millier d’œuvres au Musée national d’art moderne, Centre Pompidou.

Sophie Duplaix est conservatrice en chef des Collections contemporaines au Musée national d’art moderne, Centre Pompidou. Elle a été notamment commissaire de nombreuses expositions consacrées à Jean Dubuffet, depuis la rétrospective au Centre Pompidou en 2001 (avec Daniel Abadie) jusqu’à celle présentée à la Fondation Pierre Gianadda à Martigny, en Suisse, en 2021-2022.

 

[1] Cité dans Julie Rouart, « Entretien avec Bruno Decharme », dans B. Decharme et B. Safarova (éds), Collection abcd/Bruno Decharme, Paris, abcd/Flammarion, 2014, p. 340-341.
[2] Cité dans abcd. Le Journal, no 2 « Janko Domšič et Zdenek Košek. Créateurs du ciel et de la terre », novembre 2005, n. p. [Notice biographique et index des œuvres présentées dans l’exposition] ; Zdenek Košek, 2005, réalisation Bruno Decharme, 15’, production abcd, <https://abcd-artbrut.net/films/zdznek-kosek/>.
[3] B. Decharme et B. Safarova, notice pour Adolf Wölfli, Collection abcd/Bruno Decharme, op. cit., p. 384, et en ligne, <https://abcd-artbrut.net/collection/wolfli-adolf/>.